Trois inédits de Sean Baker

À une semaine de la sortie de la Palme d’or ANORA, The Jokers a l’excellente idée de ressortir en salles les trois premiers films de Sean Baker, Four Letter Words (2000), Take Out (2004) et Prince of Broadway (2008). Tour de chauffe. Par Emmanuel Burdeau.

La Palme d’or remise à Anora incite les distributeurs à rendre disponibles les précédents films de Sean Baker, cinéaste encore mal connu en France. Le Pacte a redonné cet été Tangerine (2015), The Florida Project (2017) et Red Rocket (2021). Cet automne, la sortie par The Jokers des premiers Bakerfilms inédits précède d’une semaine celle d’Anora. Ceux qui ont été à Cannes résisteront mal à la tentation de voir en Four Letter Words (2000), Take Out (2004) et Prince of Broadway (2008) autant de signes annonciateurs. Ils seront sensibles à la référence au porno dans le premier, à l’attention portée aux gestes du travail dans le deuxième, aux éléments de conte inclus dès son titre dans le troisième. Et dans chacun ils noteront l’obsédante présence – physique – de l’argent, le mélange de dureté et de douceur ainsi que le thème implacable de la débrouille en milieu néo-libéral non tempéré. Ceux qui n’ont pas été à Cannes préféreront peut-être voir d’abord ces films pour eux-mêmes.

Les états d’âme de ceux qui rament

Le premier est de 2000 : cette date lui sied, car Four Letter Words semble avoir été fait dans l’intention de clore ce cinéma US indépendant bavard et frivole auquel le changement de millénaire fut fatal. Des amis font la fête chez les parents de l’un d’eux. Leurs études sont finies ou sur le point de l’être, la plupart renouent après s’être perdus de vue depuis le lycée. Ils parlent. De sexe, des copines qu’ils ont ou n’ont pas, de leur avenir professionnel, de jeux vidéo… Ils rigolent, picolent, s’engueulent. Remarquable fluidité. Baker va d’une discussion, d’un sujet, d’une pièce l’autre. Et sans cesse il surprend et varie, jusqu’à découvrir soudain, non loin de la fin, une grande et belle fille ayant passé la soirée seule à l’étage, au téléphone avec son copain.

D’une petite entreprise de parole à un  traiteur chinois, il y la continuité d’une surchauffe. Take Out est co-réalisé avec l’actrice et cinéaste Shih-Ching Tsou, devenue par la suite sa productrice. Le mandarin est la langue presque exclusive de ce deuxième film. Un clandestin accumule les livraisons afin de réunir la somme qu’on lui réclame. Comme les autres, Ming a dû s’endetter pour quitter la Chine et venir à New York. Take Out dure une journée, comme Four Letter Words durait une nuit. Deux ballets s’y croisent. D’un côté les commandes au téléphone et de la préparation des plats, sous la houlette d’une petite dame à qui on ne la fait pas. De l’autre, les sonneries et les interphones, les couloirs, les portes entrouvertes et les pourboires tendus avec le sourire ou en grognant. Tout cela attrapé sans fard et comme au vol par une caméra qu’on devine cachée, et pour un budget approchant la somme folle de 3 000 dollars.Prince of Broadway raconte une histoire voisine. Lucky travaille aussi dans les rues de New York. Mais lui n’est pas à vélo, il bat le pavé afin d’attirer le chaland vers une arrière-boutique où s’écoule un stock de fausses baskets Nike et de faux sacs Gucci. Une ex lui laisse un jour sur les bras un bébé dont elle prétend qu’il est le père. Ce grand type originaire du Ghana se trouve tout à coup encombré, dépassé, perdu. Il l’est tant qu’il lui arrivera, à deux reprises au moins, de pleurer. Ming aussi pleurait, de fatigue et de rage. Ces larmes sont signées. Elles résument un art se donnant pour but d’observer ensemble les exploits et les faiblesses, les âpres efforts mais aussi les états d’âme de ceux qui rament.

Take Out (2004), co-réalisé avec Tsou Shih-ching.

Four Letter Words (2000), Take Out (2004) et Prince of Broadway (2008), ressortie en salles le 23 octobre.