SHIRLEY SOUAGNON : « Payer pour rire c’est fou ! »
Être drôle, Shirley Souagnon en a fait son métier. Depuis l’apparition du stand-up en France il y a une quinzaine d’années, cette trentenaire clichoise ne cesse d’écumer les comedy clubs. Chroniqueuse à la radio et à la télévision pour Laurent Ruquier, l’humoriste n’oublie jamais de revenir à son premier amour : les salles feutrées où une personne seule se livre, micro à la main, face à un public hilare… quand tout se passe bien. C’est encore plus vrai depuis qu’elle a monté son propre comedy club à Barbès en 2019. Les plateformes de streaming US raffolent aussi de ces sanctuaires de l’humour, cadres de nombreuses séries à succès : The Marvelous Mrs. Maisel, Crashing, I’m Dying Up Here… Et c’est désormais au tour de la France, sous la houlette de Netflix et de Fanny Herrero, la créatrice de Dix pour cent, de proposer une fiction ultra précise sur ce milieu, en suivant les aventures de quatre jeunes stand-uppers plus ou moins confirmés. Pour brosser un portrait sensible et réaliste, la série Drôle s’est entourée de gens qui savent de quoi ils parlent, dont Shirley Souagnon.
Vous avez été conseillère artistique stand-up sur la série. Ça consiste en quoi ?
Ça consiste à partager mes connaissances sur mon métier : expliquer comment on parle, on travaille, on tient un micro. J’ai même fait une mini formation aux acteurs pour décortiquer l’écriture d’une blague, un peu comme dans un cours de français avec des figures de style.
Vous connaissez la formule pour être drôle ?
Malheureusement, il n’y en a pas. Ça se sent quand un humoriste applique une formule mathématique, il n’y a pas l’âme qui va avec. Je peux parler de la mécanique de la blague mais le côté organique, c’est autre chose, c’est instinctif. L’analyse de l’écriture de stand-up a été faite après coup j’imagine, comme l’analyse du voyage du héros au cinéma. On se rend compte que toutes les histoires ont le même schéma.
Quels conseils avez-vous donné aux acteurs pour être bon ou mauvais en stand-up ?
Pour être mauvais je n’ai rien eu besoin de leur dire (rires). Je rigole, c’est faux en plus, Younès Boucif par exemple était déjà très bon. Il faut surtout s’entrainer, c’est de l’art mais aussi du sport. On dit que c’est au bout de dix ans de pratique qu’on commence à être intéressant. Donc on a énormément pratiqué et essayé de casser cette idée de réciter un texte. L’idée c’est d’arriver à être soi-même. Pour ça il faut être détendu, naturel, surtout dans les petites salles des comedy clubs.
Comment on filme un stand-up ?
Ce que je trouve super dans la série, c’est la façon dont le stand-up a été filmé. Souvent dans les captations de specials, on a des caméras fixes qui ne bougent pas. Dans Drôle c’est en mouvement, on est dans le fond de la salle, puis tout près, comme si on était dans le public. On est en communion ! D’ailleurs un des chef-op était très fan de stand-up, ça se voit. J’aimerais bien qu’on filme un special pour moi comme ça !
Comment la pratique du stand-up est-elle arrivée en France ?
C’est un mouvement culturel qui est arrivé il y a quinze ans. On a commencé avec le Jamel Comedy Club en amenant cette culture américaine. Au début, je faisais des choses très verrouillées, apprises par cœur, comme du théâtre, avec un metteur en scène et un temps d’attente pour rire… C’est un peu comme si le basket était arrivé il n’y a pas longtemps et qu’on y jouait sur des terrains de foot. Et quand on dribble sur un terrain de foot, ça ne rebondit pas de fou ! On ne savait pas trop ce qu’on faisait : la preuve, mon premier spectacle je l’ai appelé Sketch Up !… Il y a dix ans, on a vécu des moments absurdes, le public ne comprenait pas pourquoi on s’adressait à eux directement et quand il devait rire. Le rap, ça a dû faire ça quand c’est arrivé, les gens se sont demandés si c’était de la musique et c’est devenu le genre musical qui fait le plus vendre. Ça fait quinze ans que je fais ce métier mais six-sept ans que je fais vraiment du stand-up.
Le stand-up tricolore a-t-il à rougir face aux Américains ?
Il est vraiment différent et je crois même qu’on est un peu meilleurs. L’éducation scolaire qu’on reçoit en France est un peu plus développée. On a beau se plaindre de l’Éducation nationale, j’ai fait un an au lycée aux États-Unis et j’ai halluciné sur le niveau qu’ils avaient. Ils font des QCM, c’est au petit bonheur la chance, il n’y a pas de développement à faire. C’est pour ça qu’il y a des stand-uppers qui paraissent hyper fins là-bas : la moyenne, elle n’est pas ouf en fait. En France on a notre propre patte, on trouve notre musicalité, notre argot.
Outre-Atlantique justement… Avez-vous suivi les accusations d’agression sexuelles qui touchent de grands humoristes américains comme Louis C.K. et Aziz Ansari ?
Je ne suis pas étonnée. Ça reste des gars, ce n’est pas parce que ce sont des humoristes qu’ils sont plus cools que les autres. Mais c’est un sujet délicat. Aziz Ansari a pu parler de ces accusations dans un special, j’ai trouvé ça intéressant. Je crois toujours au meilleur chez la personne si elle est en mesure de prendre du recul et de s’exprimer sur une erreur qu’elle a pu faire. Mais quand Louis C.K., qui est accusé d’agressions lourdes, revient en spectacle et n’a même pas la décence de l’évoquer tout en mettant un énorme « sorry » derrière lui sans en parler, là je suis moins fan. Je préfère la rédemption.
Et que pensez-vous des propos jugés transphobes dans les spectacles de Dave Chappelle ?
C’est compliqué pour moi : parfois il me récupère en tant que noire, après il me rejette en tant que lesbienne et il me perd avec ses propos anti-trans. Il est passé à Paris et pour deux raisons je n’ai pas eu envie d’y aller : d’abord je n’ai pas envie d’entendre des blagues transphobes toute la soirée, puis à cause du prix de la place ! 140 euros le billet c’est plus du tout un spectacle populaire… Et c’est beaucoup trop pour écouter un gars faire des blagues transphobes. Je n’aime pas ses propos, mais je n’ai pas la rage facile du militantisme. Je me dis juste qu’il n’a rien compris, c’est dommage. Il y a quelqu’un qui est perdu, je trouve ça touchant. Comme Zemmour, je le trouve touchant parfois. Je me demande quels sont les traumatismes qu’il a vécus enfant. Voilà ou j’en suis : ça s’appelle de la sidération.
Comment sentir ses propres limites en stand-up ?
J’ai senti mes limites en abordant certains sujets. Je m’en sentais capable mais en fait je n’étais pas prête ! C’est très personnel. Quand on est vraiment artiste parfois son cœur brûle, il faut absolument qu’on parle d’un sujet. Et on le fait.
Et les limites du public ?
En ce moment, je développe un passage sur le polyamour qui n’est pas encore très stable, je l’ai fait au Point Virgule le 14 février. Pour la Saint-Valentin ! Comment je n’ai pas pu y penser ! Tous les gens venus voir le spectacle étaient en couple, main dans la main et refusaient d’entendre tout ce que j’avais à dire. J’ai senti une limite du public. Je l’ai refait le lendemain, il y avait aussi des couples mais c’était cool parce que ce n’était plus la Saint-Valentin. Et puis, il y a des blagues qui passent moins bien aujourd’hui et tant mieux, comme celles sur la culture du viol. Au Barbès Comedy Club si quelqu’un veut faire une blague raciste, je lui dis vas-y. Je ne vais pas interdire à quelqu’un d’essayer quelque chose. Parfois, des humoristes, en voulant défendre les trans disent un truc transphobe. Parce que tu es débutant, tu as peur, tu dis un truc maladroit. Ça dure trois minutes, il y a un malaise, la personne sort de scène et je lui dis de retravailler, de se recasser la gueule. À la fin c’est le public qui décide et il est de plus en plus éduqué à des choses sensibles. Tant mieux !
Dans Drôle, le producteur d’une jeune stand-uppeuse lui conseille de ne pas parler de violences policières dans ses sketches pour ne pas perdre une partie de son public. Vous avez déjà été censurée ?
C’est évident ! Enfin au début, on s’en rend pas compte. Mais quand on rentre dans le système on finit par voir que si. On comprend notamment qu’à la télévision on est là pour capter l’attention des gens afin de vendre du shampoing. La plupart du temps on a des retours sur les textes, il y a des montages qui sont faits, c’est très compliqué de garder la nature de son œuvre quand on est humoriste. On n’irait pas déchirer un tableau d’un peintre en disant : « Non mais c’est mieux comme ça ! » Mais le côté bouffon du roi, c’est resté ancré.
Comment avez-vous gardé votre liberté de ton ?
J’ai monté ma boite de production il y a 8 ans. Je me rappelle en 2012, ça a été la cassure. Je n’avais pas forcément envie de parler de mon homosexualité et d’un coup il y eu a La Manif pour tous. Je me suis dit qu’il fallait que je l’évoque au prochain Festival de Montreux. Mes producteurs m’ont dit : « Ah bah non ! » Je n’avais jamais vu d’homophobie chez eux et d’un coup on me dit qu’il ne faut pas parler de ça sur scène pour ne pas te couper d’un public. Moi, ça ne me dérangeait pas de me couper des homophobes. Le stand-up a pu s’installer dans la fissure sociétale française. À un moment donné, on est arrivés, on s’est dit : maintenant on va peut-être reprendre un peu de dignité et commencer à parler.
Que pensez-vous de la multiplication des specials disponibles gratuitement ou presque sur Internet ?
C’est trop bien ! Je ne comprends pas pourquoi les gens payent pour aller voir des blagues. Dans mon monde idéal, ça n’existe pas. Parce que dans mon monde idéal il n’y a pas de problème majeur qui fait qu’on a besoin de rire. Payer pour rire, c’est fou ! C’est super de pouvoir offrir ça au public et de s’offrir ça en tant qu’artiste, de ne pas tout monétiser. Les musiciens quand ils sortent un clip sur Internet, ils ne le font pas payer aux gens, ça ne nous choque pas. Le DVD, ça n’existe plus. Il faut s’adapter au nouveau monde et ça nous permet de toujours nous renouveler.