SMOKE SAUNA SISTERHOOD de Anna Hints

Dans les 80 degrés d’un sauna sacré estonien, Anna Hints filme une communauté de femmes qui se confient, se regardent, s’entraident. La documentariste donne à voir, au milieu de la fumée, et au fil des saisons, une intimité féministe précieuse.

Au sud-est de l’Estonie, dans le comté de Vôroma, il se trouve une cabane en bois, un refuge au milieu de la forêt, qui réunit quelques jours par semaine cinq femmes. La cabane rappelle un conte de fée, mais ni nymphes, ni sorcières, les héroïnes de ce conte sont les femmes d’un village, qui se retrouvent pour prendre soin d’elles. Dans des clairs-obscurs illuminés par un poêle à bois, elles transpirent, chantent, se massent, échangent. Hors du temps, suivant une longue tradition spirituelle, Anna Hints donne à voir les vertus cathartiques d’une pénombre freudienne où les inconscients émergent.

En non-mixité
Il n’y a pas de débat ici, la non-mixité va de soi. Les femmes sont entre elles, et on le sent. Mises à nu, dans tous les sens du terme, elles se livrent sur leurs expériences de leur « féminité », qu’il s’agisse de maternité, d’une union, de sexualité, de maladie ou de violences. Hints fait émerger un univers de sororité et de sincérité rarement observé de si près au cinéma. Tout au long des sept années de tournage, elle prend le temps et donne l’espace à ses héroïnes pour se confier. Sans scénarisation, elle pose sa caméra en surchauffe, et attend que le pouvoir du sauna opère. Une fois à l’intérieur de ce ventre cosmique, les récits naissent et disparaissent. Le sauna à fumée devient un cocon, un parenthèse protectrice où les femmes existent librement entre elles, communient. 
C’est une expérience chamanique que la réalisatrice nous propose. La caméra elle-même peine à survivre. Dans l’humidité et la fumée, le chef opérateur a dû inventer un système de refroidissement à base de pochons de glaçons à renouveler toutes les quinze minutes, pour filmer des prises vue de plus de quatre heures sous quatre-vingts degrés. Photographe de formation, la réalisatrice donne à voir une nudité simple et sublimée. Les plans sont construits comme des peintures, où les visages et les corps se confondent tout en dialoguant, loin des codes érotisants de la nudité cinématographique. Les chairs et les regards, éclairés par une lumière caverneuse, rappellent les clairs-obscurs d’un Caravage.
Anna Hints fait autant le portrait de cinq femmes que celui d’un lieu ; un sujet en soi. En Estonie, le sauna à fumée se pratique bien différemment qu’en spa-thalasso. C’est un lieu sacré, respirant par sa cheminée enfumée. Lorsque les femmes s’y rendent, elles commencent par le saluer, comme un être vivant. Il y est de coutume d’y laver ses morts, d’y faire accoucher les femmes, ou d’y amorcer des guérisons. « Je considère le sauna à fumée comme le ventre maternel. C’est un lieu sombre, chaud, et humide où l’on entre nu, tels que nous sommes nés. C’est une nudité naturelle dans un lieu de transformation. »
Le public est invité dans ce périple intérieur. Lui aussi, baigné dans l’obscurité protectrice de la salle de cinéma, il se joint à elles dans un déliement des corps et de la parole, permis par cet pénombre transcendante. Bon voyage !


Chronique à retrouver dans Sofilm n°102, en kiosque jeudi !