SUCCESSION : « Nous sommes fidèles aux personnages, pas aux spectateurs »

Ce n’est qu’à l’approche de la soixantaine que le très influent Frank Rich a rejoint HBO. D’abord en tant que consultant, puis comme producteur de deux des meilleures séries récentes de la chaîne : la satire politique Veep et bien sûr Succession. Maintenant que le grand final est passé, (re)découvrez tous les secrets de la série déjà culte.

« Le boucher de Broadway ». Longtemps, ce fut son surnom, quand il dirigeait les pages théâtre du New York Times. Plume acerbe et dézingages en règle, il garde ce style quand il devient ensuite expert politique pour le Times et le New York Magazine, où l’administration de George W. Bush et plus tard celle de Donald Trump, se font régulièrement étriller. Lorsque Bush quitte le pouvoir en 2009, Rich écrit : « Nous aimons que nos présidents ratés soient des personnages shakespeariens, ou du moins qu’ils aient une carrure suffisante pour inspirer des performances dignes d’un Oscar à de magnifiques acteurs de tragédie comme Frank Langella… Là aussi, George W. Bush nous a déçus. Même la banalité du mal est un concept trop grandiose pour lui… Par nature, il est petit. » A-t-il trouvé en Logan Roy la grandeur shakespearienne qui lui manquait chez les présidents américains ? En plein tournage de son prochain projet, The White House Plumbers – une mini-série sur l’équipe à l’origine du scandale du Watergate –, Rich revient sur l’écriture très spécifique du scénariste Jesse Armstrong et la formule subtile à l’origine du succès de Succession.

Frank Rich sur le plateau de la série

Veep et Succession sont deux séries conçues par des Britanniques et il semble que les Anglais soient beaucoup plus acerbes dans leur critique des États-Unis que les Américains eux-mêmes. Est-ce ce qui fait la puissance de ces deux shows ?
Je suis tout à fait d’accord, et je pense que cela est autant lié au fait qu’ils sont étrangers qu’à leur sens de l’humour typiquement britannique. Par exemple, si vous regardez la façon dont les émissions de télévision ou les films américains dépeignent ma ville natale de Washington, D.C., c’est toujours un peu romantique. Même dans la satire, la référence est toujours The West Wing. Et rien ne peut être plus anti-West Wing que Veep. Je me souviens qu’avant le tournage de la première saison, son créateur Armando Iannucci a rédigé un mémo sur la série. Au sujet des costumes, il disait : « À D.C., tout le monde s’habille avec dix ans de retard sur New York. » C’est le point de vue typique d’un outsider cynique, mais aussi de quelqu’un fasciné par la politique américaine. Même chose pour Jesse Armstrong. J’avais lu quelques-uns de ses scénarios quand j’ai commencé à travailler pour HBO et l’un d’eux portait sur Lee Atwater, le consultant politique qui a aidé Reagan et George Bush à être élus, et qui était connu pour ses stratégies de campagne racistes. Le scénario de Jesse était très drôle, mais c’était aussi une incroyable histoire de l’aile droite du Parti républicain. J’étais stupéfait qu’un Britannique ait une telle maîtrise de la scène politique américaine. 

Avez-vous développé ce projet avec Jesse Armstrong avant Succession ?
HBO avait essayé de développer le scénario d’Atwater ainsi qu’un autre que Jesse avait écrit sur Rupert Murdoch. Celui sur Murdoch est souvent considéré, à tort, comme l’antécédent direct de Succession. Il s’agit de projets très différents, celui sur Murdoch était une œuvre presque documentaire qui portait davantage sur l’homme que sur ses enfants. J’ai été impressionné par ces deux scripts, qui n’ont finalement pas été produits par HBO. Quelques années après, Armando Iannucci a fait appel à Jesse pour écrire le tout dernier épisode de Veep. Il est venu à Baltimore pour le tournage et lorsque je l’ai rencontré pour la première fois sur le plateau, je lui ai dit à quel point j’aimais son écriture. Plusieurs années plus tard, vers 2015, Jesse a développé un autre projet chez nous : une adaptation sous forme de fiction du documentaire danois satirique The Ambassador, l’histoire d’un journaliste qui se fait passer pour un ambassadeur en Afrique. J’avais envie de le produire, mais HBO a traîné dans le développement et le projet est finalement tombé à l’eau. Puis Jesse a développé le pitch de Succession, avec Adam McKay aux manettes pour produire et réaliser le premier épisode, et ils sont allés le vendre à plusieurs chaînes. À ce moment-là, j’ai dit à Richard Pepler qui dirigeait HBO, qu’il fallait absolument faire cette série.

Quelle est la spécificité de votre rôle en tant que producteur sur Succession ? Êtes-vous impliqué dans le processus d’écriture ?
J’habite à New York et la writer’s room de Succession se trouve à Londres, où vit Jesse. Nous avons donc mis au point le système suivant : régulièrement, je me rends sur place et je passe une semaine avec les scénaristes pour écouter leurs idées, leur donner des conseils et peut-être, de temps à autre, leur soumettre quelques suggestions sur l’histoire et les personnages. C’est une partie de mon travail. Une autre consiste à être sur le plateau pendant le tournage. Certains jours, il ne se passe rien et je n’ai pas grand-chose à faire, d’autres jours, il y a des crises à gérer. Et puis, pendant la post-production – c’est le cas en ce moment pour la saison 3 –, je donne à Jesse des notes de montage. Je suis donc impliqué dans toutes les discussions, du scénario original au casting, en passant par les idées liées au marketing et au merchandising. Je fais aussi office d’intermédiaire entre la chaîne et la série parce que j’ai de bonnes relations avec les dirigeants de HBO.

Succession (Saison 4)

Selon vous, qu’est-ce qui fait de Succession une série si unique ?
Son ton très, très spécial. Vous pourriez prendre exactement la même histoire et les mêmes personnages et écrire une série beaucoup plus lourde et dramatique. Lorsqu’elle a été diffusée pour la première fois en 2018, les critiques ne comprenaient pas vraiment. Ils disaient à la fois « c’est un drame » et « c’est très drôle ». Puis, à un moment, peut-être après le quatrième ou cinquième épisode, ils ont commencé à dire que la série avait enfin trouvé son rythme  ce qui est fou parce que Succession n’avait pas changé. Finalement, ce sont les critiques qui ont compris ce que nous essayions de faire. Ce qui m’a le plus impressionné dans le travail de Jesse, c’est le maintien de ce ton très particulier. Il demande tout le temps si une scène n’est pas trop potache ou pointue. C’est une masterclass sur un type d’écriture que j’admire, sophistiquée mais pas ostentatoire. C’est aussi une écriture très réaliste qui réussit l’impossible : vous faire ressentir une certaine sympathie pour des gens vraiment horribles, complètement corrompus et immoraux, et qui n’en ont rien à foutre les uns des autres.

La série fait preuve d’un vrai souci du détail, notamment en ce qui concerne la façon de vivre d’une famille de milliardaires comme les Roys. Comment font les scénaristes pour atteindre un tel niveau de réalisme ?
Tout est dans les recherches. Nous voulons utiliser le bon hélicoptère privé, le bon costume, et nous avons des personnes très compétentes qui nous conseillent, notamment au sein d’une famille de milliardaires de Wall Street à New York. Nous nous posons donc beaucoup de questions. Comment seraient les couverts au mariage de Shiv et Tom ? Que porteraient les serveurs au gala de la Fondation Royco ? Mais ce n’est pas un sujet sur lequel les scénaristes passent beaucoup de temps lorsqu’ils sont dans la writer’s room – c’est plutôt aux décorateurs et aux costumiers de s’en occuper pendant la production. Pour Jesse et les scénaristes, il s’agit surtout de retrouver le noyau émotionnel de l’histoire et des personnages, ainsi que leur sens de l’humour, car certains d’entre eux sont extrêmement drôles. 

Avez-vous été surpris par l’ampleur du succès de Succession alors que la série n’est vraiment pas politiquement correcte ?
C’est formidable que la série trouve un écho si positif, mais je ne me souviens pas avoir eu de discussion sur le fait de repousser les limites ou essayer de choquer le public. Jesse a créé un monde qui a ses propres contours mais c’est un monde fictif, donc nous ne nous inquiétons pas de savoir si Roman Roy va être cancelled s’il dit telle ou telle phrase… Etil faut mettre au crédit de HBO de n’avoir jamais censuré quoi que ce soit sur aucune des séries que j’ai produites. C’est assez incroyable quand on pense à certaines répliques de Selena Meyer dans Veep, ou à d’autres de Roman dans Succession. Les notes que HBO nous donne sont toujours dans l’esprit de la série. Elles concernent la dramaturgie et les détails de l’histoire, et non pas le fait que Logan Roy ait dit à quelqu’un d’aller se faire foutre ou qu’il ait traité une femme de conne. Ce n’est pas du tout leur feuille de route ni la nôtre. Nous sommes fidèles aux personnages, pas aux téléspectateurs. 

Succession (Saison 1)

Au début, on avait l’impression que la famille de Succession était modelée sur des milliardaires comme les Murdoch ou les Redstone, mais au fur et à mesure que la série progresse, les Roys trouvent vraiment une identité qui leur est propre…
Absolument. Au sein de la writer’s room, tout le monde a lu les grandes biographies des magnats des médias – Rupert Murdoch, Robert Maxwell ou Sumner Redstone – et le livre Disney War de Jim Stewart, qui raconte l’héritage chaotique de Walt Disney. Peut-être que des petits morceaux de ces biographies se retrouvent dans la série sous la forme d’une anecdote, mais si la famille Roy ne prenait pas vie par elle-même, la série serait morte. Nous ne faisons pas du journalisme, ni un docu-drama. Et à un moment donné, les personnages doivent cesser d’être des archétypes pour devenir eux-mêmes.

Avez-vous un personnage préféré au sein de la famille Roy ?
Je n’en ai pas, et l’une des choses que j’aime dans Veep et Succession, c’est que ce sont des séries chorales. C’est ainsi qu’elles ont été conçues, et ce que j’aime, c’est leur diversité, avec des personnages aussi différents que Logan, Kendall, Greg et Shiv. Ou des bureaucrates d’entreprise comme Frank et Karl, qui sont en quelque sorte devenus les Rosencrantz et Guildenstern de la série. Ce genre de choses est très difficile à écrire, et on dit toujours dans la writer’s room qu’il y a « beaucoup de bouches à nourrir ». Il faut donner la bonne place à chacun d’entre eux et ils doivent tous être équilibrés les uns par rapport aux autres, car Succession est l’histoire d’une famille, pas seulement d’une personne.

Si vous étiez encore critique aujourd’hui et que vous écriviez sur une série comme Succession, que diriez-vous ? 
L’idée derrière Succession était de parler de ces personnages et non pas, disons, de faire une série sur d’horribles milliardaires, car nous savons déjà qu’ils sont abominables. C’est une histoire de famille, et je suis sûr qu’il y a des gens qui la regardent et y trouvent des réflexions sur le monde dans lequel on vit. D’autres la voient vraiment du point de vue des parents, des frères et sœurs et des enfants. Pour moi, l’ambiguïté et la complexité de Succession se traduisent notamment par le fait que les personnages continuent à vous fasciner, à vous émouvoir et à vous faire réfléchir, même s’ils se comportent mal. 

Article paru dans Sofilm n°88. Entretien traduit de l’anglais par Éléonore Thery