THE IRISHMAN de Martin Scorsese

– THE IRISHMAN : Tchao pantins –

Avec son nouveau film, The Irishman, Martin Scorsese signe un opus plein de tendresse pour ce Nouvel Hollywood qui arrive aujourd’hui au crépuscule de son histoire. À ce titre voir jouer ensemble De Niro, Pacino, Pesci et Keitel crée un drôle de sentiment à mesure que les trois heures trente du film se déploient. Peut-être regarde-t-on les grands fauves jouer ensemble pour la « dernière fois ». Par Ludovic Girard

C’est donc grâce à un scénario inspiré par la vie du tueur à gages Frank Sheeran, surnommé « l’Irlandais » (the Irishman, Robert De Niro, donc) que Martin Scorsese s’est replongé dans l’underworld de la mafia. Frank Sheeran ? À travers ses souvenirs, on découvre surtout un pan opaque de l’histoire des États-Unis : les liens sulfureux entre le crime organisé et le puissant syndicat des camionneurs (les « Teamsters »), qui conduiront à l’assassinat de son président Jimmy Hoffa (Al Pacino) en 1975. Maintenant, quels sont les points de comparaison entre The Irishman et Les Affranchis ou Casino ? Robert de Niro et Joe Pesci toujours là, avec flingues et Chevrolet chromées ? Loin de se cantonner à recycler, presque un quart de siècle plus tard, les recettes du « film de gangster scorsesien », The Irishman préfère surtout coller à l’esprit initial du Nouvel Hollywood, avec un bon paquet d’innovations qui interrogent son cinéma, et au-delà, le cinéma tout court. La première tient au genre lui-même. Les films centrés sur la pègre proposent à leurs héros bon nombre de gratifications ou « d’avantages » assez éloignés de la morale (consommation effrénée de drogues, sexe débridé, train de vie fastueux). Nulle trace de tout cela dans The Irishman, où les seuls excès sont une pastèque alcoolisée et savourée en cachette – car Jimmy Hoffa ne boit pas une goutte d’alcool et n’en supporte pas la vue –, une partie de bowling en famille dans un coin perdu de Pennsylvanie et quelques miettes de pain trempées dans du vin, en compagnie d’un ami. Car au vrai, ce que recherchent les trois personnages principaux n’a rien de matériel, il s’agit pour eux de trouver un sens, d’abord dans la relation, l’amitié indéfectible, la possibilité de faire groupe sans toutefois constituer une famille. Autre contrepied, le terrain de jeu du trio se situe à Philadelphie, et non dans les décors habituels des « Mafia movies », soit New York, Los Angeles, Las Vegas et dans une moindre mesure, Miami et San Francisco. Dernière surprise : le casting réunit deux « vieilles connaissances », Robert De Niro, Joe Pesci, et un « nouveau venu », Al Pacino, mais, là encore, Scorsese brouille les cartes, en les plaçant méthodiquement à contre-emploi. Pesci lâche la batte de baseball et ses crises psychotiques pour camper le Parrain de la famille Bufalino, avec un calme et une sobriété dans les clous du Don Corleone créé par Brando. De Niro, qui était le boss assez futé de Pesci dans Casino, devient cette fois son employé, Frank Sheeran, assez limité au niveau de la « cafetière » mais foutrement efficace quand il s’agit d’exécuter les basses œuvres. Enfin, Pacino s’éloigne des rôles italo-cubano-américains en interprétant Jimmy Hoffa, aux origines irlandaises et néerlandaises, président charismatique des « Teamsters » et défenseur acharné de l’Amérique profonde du Gasoil.

Pacino/De Niro, entrée – plat – dessert
Si le récit fonctionne effectivement à partir d’un trio, l’un des attraits majeurs du film tient évidemment au duo des ex-Corleone, que Martin Scorsese laisse s’exprimer pleinement et sur une durée inédite. C’est peut-être la plus paisible et réussie rencontre entre ces deux fils prodigues de l’Actors Studio, De Niro et Pacino, la fin d’un chassé-croisé qui démarre de fait dans les coulisses du film qui changerait le Nouvel Hollywood à jamais : Le Parrain. Deux semaines avant le début du tournage de Coppola, l’agent de Pacino perd les pédales et le « signe » – sans son accord – dans un film de la MGM, The Gang That Couldn’t Shoot Straight (James Goldstone), dont le tournage doit démarrer en avril 1971, soit en même temps que celui du Parrain. Pour sortir de cet imbroglio, Coppola va libérer De Niro – alors inconnu et qui devait jouer initialement le petit rôle de Paulie Gatto, le chauffeur de Don Corleone – pour qu’il remplace Pacino au pied levé dans le film de Goldstone. Sans cet accord in extremis, Pacino n’aurait jamais figuré au générique du Parrain… Deux ans plus tard, on les retrouve au sommet dans Le Parrain II, mais sur des bandes parallèles car ils n’y ont aucune scène en commun. Dès lors, chacun développe sa carrière, souvent en écho l’une de l’autre, mais sans vraie possibilité de réunion. Michael Mann s’empare de ce motif dans Heat et cristallise cette attente dans leur unique scène de rencontre, qui restera l’un des sommets de la décennie 90. Pacino et De Niro vont ensuite s’échouer en 2008 dans La Loi et l’Ordre réalisé par Jon Avnet (dont l’anagramme du nom de famille – navet – annonce fidèlement la couleur). Scorsese reprend en fait l’équilibre de Heat, un De Niro sobre et « rentré » face à un Pacino survolté. Mais là où Michael Mann jouait sur la rareté et le mythe, Scorsese nous les montre « à la colle » et prosaïques. On les retrouve ainsi dans une chambre d’hôtel anonyme, en pyjama bleu et en train de « taper la discute » avant de ronfler. Comme un « vieux couple » en somme. Un soupçon est éveillé dans cette scène et se confirme dans les suivantes, comme quand, en Floride, Hoffa/Pacino s’insurge : « Je ne viens pas en shorts à un rendez-vous, je viens en costume ! », face à un caïd en tenue de plage ; Scorsese nous entraîne résolument dans des séquences de pure comédie, révélant le duo Pacino/De Niro sous un jour bondissant et très drôle. De Niro avait déjà pris le virage de la comédie avec Mafia Blues (Harold Ramis) et Mon beau-père et moi (Jay Roach), avec succès. Une marche que Pacino a toujours loupée, la seule franche comédie de sa filmographie étant Avec les compliments de l’auteur (Arthur Hiller), qui n’a pas convaincu à sa sortie en 1982. Pacino tient finalement sa meilleure comédie avec The Irishman. Du moins jusqu’à l’assassinat de Jimmy Hoffa par Frank Sheeran, et c’est maintenant au tour de Robert De Niro, en miroir de Heat, de porter le poids de la mort de son ami.


 

À travers cette première – et dernière ? – collaboration avec l’acteur de Scarface, L’Impasse et les Parrain, Scorsese convoque naturellement les filmographies de Coppola et De Palma. Les références à ses collègues et amis sont nombreuses, comme le plan où Jimmy Hoffa répond au téléphone devant un lac, quasiment identique au lac Tahoe du Parrain II. En réunissant dans The Irishman les différentes « familles » de la branche italo-américaine, Scorsese endosse le costume du Parrain lui-même. Et un peu comme au bon vieux temps du Nouvel Hollywood, le cinéaste chamboule le monde du cinéma. La sortie du film, préalablement en salles dans certains pays puis sur la plateforme Netflix, bouscule l’économie du secteur. Et la technologie du « de-aging » – littéralement le processus par lequel on « enlève » de l’âge aux acteurs –, massivement utilisée dans The Irishman, questionne la nature même de l’image. La bonne nouvelle, c’est que les stars n’ont plus besoin de chirurgie esthétique. Plus sérieusement, le « de-aging » n’a rien de problématique en soi, c’est un artifice de plus, jugé plus performant que le maquillage artisanal pour rajeunir un acteur. Dans 10, 20, ou 30 ans, peut-être avant, sera-t-il possible de réaliser une comédie romantique avec le De Niro de Taxi Driver et la Alice Sapritch de La Folie des grandeurs ? Et qu’importe après tout que le visage rajeuni de Robert De Niro ne cadre pas complètement avec la mobilité du reste du corps, celle d’un homme de 76 ans. Dans la dernière demi-heure du film, il n’y a plus besoin de « de-aging », c’est le temps du face à face avec la mort. Pacino/Hoffa disparaît dans les flammes d’une crémation, De Niro/Sheeran choisit la couleur de son cercueil, et Pesci/Bufalino entre en fauteuil roulant dans une chapelle catholique pour une ultime confession. Avec un soin extrême, Scorsese nous « prépare » au départ de ces grands acteurs, quand la Camarde décidera de frapper à la porte pour de bon. Et même si cela est livré avec la plus extrême douceur, ça serre le cœur.