THE PLOT AGAINST AMERICA de David Simon

– THE PLOT AGAINST AMERICA : la nouvelle série de David Simon pour conjurer le mal –

Il n’avait jamais adapté de roman, mais pour quelqu’un qui a imaginé le « Hamsterdam » de The Wire, s’attaquer au grand roman de société/fiction de Philip Roth relève quasiment de l’évidence. À tel point que David Simon fait très naturellement de la dystopique année 1940 de Roth une prophétie sur l’Amérique contemporaine. Nous rappelant que non seulement l’Amérique a échappé de peu à cette hypothèse d’un Charles Lindberg philonazi Président, mais suggérant aussi les parallélismes entre cette hypothèse et le très réel soutien reçu par Donald Trump. L’historienne Sylvie Laurent décrypte cette nouvelle rencontre entre David Simon et les démons de son pays, tandis que la diffusion de la série vient de débuter sur OCS.


La série s’ouvre par des scènes de liesse. Charles Lindberg, l’aviateur idolâtré qui a traversé l’Atlantique rentre pour une escale au pays et la foule cherche à entrevoir son héros, Icare fougueux qui incarne tout à la fois la force, la jeunesse, l’audace et la performance. L’Amérique exulte à sa gloire. Une autre foule, dans des plans qui s’entrecroisent, vibre au son d’un discours présidentiel, celui de Théodore Delano Roosevelt, élu et réélu depuis 1929 pour sortir le pays du marasme économique et dont les politiques volontaristes ont semblé réussir. Mais une troisième scène d’allégresse populaire vient se joindre aux précédentes et briser l’illusion de la communion nationale paisible : les jeunesses hitlériennes défilent, les avions bombardiers encombrent le ciel et le salut nazi, impérieux, soulève des foules exaltées. Les drapeaux sont omniprésents dans les trois espaces, il y est question de nation, de fierté et de fièvre populaire.
 
Comme par inadvertance, des images d’archive dissonantes dont le chronomètre défile à l’écran se glissent entre les scènes de ferveur patriotique. On y voit clairement des Juifs rudoyés, des synagogues brulées et des populations haïes. Une marche militaire le bras levé et le pas cadencé clôt le générique au son d’une fanfare funeste. Elle cède la place à un air de jazz espiègle, un autre monde s’ouvre. Nous sommes à Newark, dans le New Jersey, en 1940. Des enfants jouent à la guerre. On les appelle pour diner, il faut rentrer fêter shabbat. Dans la joie, celle d’être Juif et Américain, comme le décrit le roman de 2004 dont la série est l’adaptation : « Ces Juifs-là n’avaient pas besoin de grands termes de référence, ni de profession de foi ni de credo doctrinaire pour se savoir juifs […]. Leur judéité était tissée dans leur fibre, comme leur américanité. Elle était ce qu’elle était, ils l’avaient dans le sang, et ils ne manifestèrent jamais le moindre désir d’y changer quoi que ce soit, ou de la nier, quelles qu’en soient les conséquences ». C’est l’Amérique de Philip Roth, celle qui est le pays de son œuvre : la banlieue de Newark, où une communauté juive tente de faire survivre sa particularité tout en jouant le jeu de l’assimilation parfaite à la norme des États-Unis. Les enfants prêtent joyeusement serment d’allégeance au drapeau étoilé, leur emblème et leur bouclier : « C’était le plus beau panorama qu’il m’ait été donné de voir » explique le jeune Philip dans Le Complot contre l’Amérique, « un Eden patriotique, un paradis terrestre américain qui s’étendait à nos pieds, et dont, blottis les uns contre les autres, nous venions d’être chassés en famille. »
 
La famille au cœur de l’histoire, les Levins, espère bien acheter une maison pour vivre pleinement une américanité prospère et paisible. Mais le mal surgit au sein même de ce paradis de façade : des antisémites vocifèrent dans leurs rues. Bien loin de l’Allemagne, le mal s’insinue aux entrailles de ce havre de démocratie. Cela est-il possible ? L’Amérique peut-elle « faillir » ses Juifs, se détourner de ses citoyens exemplaires, modèles de loyauté qui ont sacrifié leurs accents, coutumes et shtetls de l’esprit pour se conformer ? Le petit monde dont Simon donne à voir les tourments se déchire et ne peut s’accorder sur ce point. Le premier épisode suit la famille et ses proches tenter de continuer à vivre comme si, alors que le danger se rapproche. La mère, Bess (jouée par Zoe Kazan), campe une madone discrète mais essentielle, protégeant la paix la paix du foyer alors que le chaos le gagne. Dans un cinéma de quartier, le père, Herman Levin (Morgan Spector), voit en effet ce qui se déroule alors en Europe et qui vient : la faillite des démocraties et la déshumanisation des Juifs qui commence et que rien ne peut enrayer. Alors que sur l’écran poussiéreux la tragédie semble lointaine, Alvin (Anthony Boyle) le jeune cousin impétueux de la famille, déjà, joue du poing avec des apprentis fascistes du voisinage.


 

L’histoire s’accélère. Le Complot contre l’Amérique fait survenir l’impensable : Lindberg, le surhomme adulé, pourtant antisémite et proche de l’Allemagne nazie, se présente aux élections présidentielles de 1940 face à un Roosevelt sortant. Evelyn Finkel (Winona Rider) comme le rabbin Lionel Bengelsdorf (John Turturro) applaudissent en lui le champion de l’isolationnisme et la vedette admirable. Roosevelt, déclinant, ne parvient plus à convaincre qu’il faut protéger les Juifs et combattre le nazisme.  Au nom de la paix et de l’anticommunisme, l’Amérique envisage d’élire Lindberg et les Juifs sont saisis par la terreur et, pour certains, frappés par la dénégation.
 
C’est le personnage de Lionel Bengelsdorf, double négatif d’Herman, qui incarne cette soumission au fascisme américain. Dans la scène remarquable qui clôt le deuxième épisode, le rabbin se joue du terrible aveuglement de ses coreligionnaires qui ne veulent pas croire et préfèrent embrasser un patriotisme dont ils pensent qu’il pourrait les préserver. Dans une tirade saluée d’un tonnerre d’applaudissement, scène admirablement réalisée par Simon, il déclare : « Je suis venu lever tout doute sur la loyauté absolue des Juifs américains envers les Etats-Unis d’Amérique. J’apporte mon soutien à la candidature du colonel Lindbergh parce que les objectifs politiques de mon peuple sont les mêmes que les siens. L’Amérique est notre patrie bien-aimée. L’Amérique est notre seule patrie. Notre religion n’a pas besoin d’un territoire autre que ce grand pays, auquel, aujourd’hui comme hier, nous assurons notre dévotion sans faille et notre allégeance sans partage, nous qui en sommes les plus fiers citoyens. Je veux que Charles Lindbergh soit mon président, et cela non pas bien que je sois juif mais parce que je suis juif – juif américain. »
 
Après une soirée électorale filmée comme une nuit de Noël, la catastrophe survient : Lindberg est élu président. Il a « repris l’Amérique ». Les yeux d’un enfant, le petit Philip, tentent dans le roman de faire sens de ce surgissement de la peur, qui s’empara de sa famille et de sa vie. Dans la série, c’est le père, seul véritable héros de cette histoire, qui voit et raconte l’effondrement qui se produit. Simon filme la cuisine et le salon comme la scène d’un théâtre où la consternation et la colère ne cèdent le pas que dans un spectacle improvisé par les parents pour faire sourire les enfants. Mais le spectateur comprend que quelque chose d’irréparable vient de se produire.
 
C’est sans doute à ce moment-là de la série que l’on comprend à quel point Simon est déterminé à faire du roman de Roth une allégorie contemporaine de la tentation autoritaire et xénophobe aux États-Unis. Roth ne voyait pas son roman ainsi mais après l’élection de Trump en 2016, son livre est apparu prophétique. Simon n’en a jamais fait mystère : il n’a accepté l’adaptation (sa première véritable adaptation littéraire) que pour éclairer notre temps et décrire l’Amérique depuis 2016. Il dit ainsi, « ce que je veux que les gens retiennent du livre à ce moment précis est que nous devrions tous être jugés en fonction de ce que nous acceptons ou ce que nous refusons. Le livre fonctionne parce qu’il ne s’agit pas tant de Lindberg ou Roosevelt, c’est juste le point de départ. Le livre parle de six personnes d’une même famille qui vivent un moment politique critique qui les affecte individuellement. Ce que chacun en fait, le prix de ce qu’il en fait et ses effets, tel est l’objet du livre. Et chacun de nous devrait se poser de telles questions aujourd’hui. »
 
La caméra de Simon s’attarde autour de la tablée familiale, où conversations politiques enflammées, vaines tentatives pour conjurer la peur, ne sont adoucies que par les desserts sucrés et les interventions des enfants. Les femmes s’y confient autour d’un thé, les deux sœurs en particulier, Elizabeth « Bess » Levin et Evelyn, qui se déchirent mezzo vocce sur la question de l’antisémitisme de Lindberg mais se retrouvent dans le soin apporté à leur vieille mère. Leur division politique deviendra irréconciliable lorsqu’Evelyn devient la compagne du rabbin et une fervente supportrice du nouveau président. Si cette dernière est aveugle à la menace antisémite qui les guette, Bess elle, personnage sans doute le plus marquant de la série, tente d’ériger des murs d’amour familial pour préserver ses enfants et calmer un époux volcanique.


 

La salle de cinéma, où les hommes de la famille se rendent à répétition, permet à Simon de filmer la voix funeste de la haine et de la mort qui chroniquent ce qui se passe alors en Europe. Si ce n’était Lindberg, dit « Lindy », cette chronique funeste serait désincarnée, étrangère, exotique. Mais des croix gammées sont peintes sur des tombes de Newark, des insultes proférées dans les rues ; les Juifs américains sont en danger. Mais comment admettre que votre propre pays vous abandonne ? « Ceci est notre pays, nous ne partirons pas !, fulmine Herman lorsque l’un de ses amis, terrassé par l’antisémitisme prégnant, lui avoue qu’il part se réfugier au Canada. Nous sommes Américains ! ». Le cousin Alvin est parti se battre pour le prouver.

Pourtant, avec l’aide du rabbin collaborateur, le président Lindberg se lance dans une politique pro-nazie qui inclue un programme « d’intégration culturelle » des Juifs américains. Il s’agit d’envoyer les jeunes gens juifs faire des stages dans le cœur de l’Amérique rurale pour se rééduquer et apprendre l’américanité authentique. Philip, l’enfant contemplatif, est enthousiaste. « Quelle intégration s’emporte alors Herman ? Nous sommes déjà intégrés ! Que veulent-ils, nous absorber ? ». Sa colère est celle de Simon. Car c’est une ambition funeste qui préside à ce projet : briser les liens communautaires, séparer les familles et acculturer par amnésie forcée des singularités culturelles juives. Le discours nationaliste-populiste du président fascine jusqu’aux membres de la communauté juive de Newark elle-même dont la solidarité se désagrège : le rabbin Bengelsdorf et Evelyn, amoureuse de ce dernier sont contaminés par l’idéologie du temps, introduisant la complaisance jusqu’au sein du foyer Levins. 
Même les Juifs ne peuvent plus protéger les Juifs. L’intimité même est politique.

Il ne fait aucun doute que Simon tente de transposer le sentiment central du roman de Roth, tel qu’exprimé par Philip, le plus jeune des Levins : « Notre patrie, c’était l’Amérique. Et puis les républicains investirent Lindbergh, et tout changea ». Il suffit de remplacer Lindberg par Trump pour comprendre l’ambition du showrunneur qui est plus que jamais engagé. En 2019, les familles hispaniques demandeuses d’asiles sont séparées, les enfants encagés, les souffrances écrasées au nom de la protection du territoire national. On confond citoyenneté et race, on désigne les inassimilables et la loi normalise les discriminations. Le démagogue d’aujourd’hui séduit plus de 40% d’Américains et Simon les somme de s’interroger.

Simon parvient ici à un tour de force bien plus important qu’une transcription littérale du roman, de toute façon illusoire. Il met en image l’ambition artistique inouïe de Roth : décrire l’irruption de l’inconcevable, de l’impensable, de la dystopie invraisemblable dans un monde tellement familier et intemporel – l’Amérique des banlieues tranquilles et prospères des années 1940. En filmant cette Amérique-là, dont l’iconographie nous est si connue grâce au cinéma noir et à la légende littéraire et artistique qui en sont nés, Simon plonge le spectateur dans un monde troublant de clichés : les voitures, le jazz, les cheveux des femmes, les uniformes nous évoquent une Amérique devenue image d’Epinal. Or justement, et là réside la dissonance cognitive, ce monde-là n’est pas celui des boys héroïques d’Omaha Beach mais celui de la faillite morale, de la soumission au fascisme et de la compromission avec le mal. Nous sommes en quelque sorte plongés dans un fantastique hyper réaliste où, comme les Levins, nous sommes contraints à croire l’histoire contre-factuelle mais finalement pas insensée qui nous est montrée. Les États-Unis cèdent au nazisme. L’histoire alternative nous emporte et nous déstabilise incontestablement.

 
En apparence, rien de commun entre The Wire – l’œuvre-matrice de Simon – et Le Complot contre l’Amérique. Le propos fondamental de Simon a été jusqu’alors de décrire un monde hyper-urbain marqué par son encastrement dans une économie politique qui dépasse les individus. La ségrégation raciale, cet enfermement spatial et social, est le fruit d’un mécanisme institutionnel froid et impersonnel que Simon décortique épisode par épisode. Les personnages se débattent, s’adaptent et se dressent contre un système oppressif qui aura fatalement raison d’eux. Or, il n’est pas question de superstructure où de racisme systémique et institutionnel dans « Le Complot ». C’est par le surgissement d’un homme – Lindberg – que toutes les digues démocratiques cèdent et ce sont les décisions individuelles qui donnent corps à la régression politique et précipitent la chute dans l’abime de violence. Aucun des contre-pouvoirs et des corps intermédiaires observés par Simon dans The Wire (la presse, la police, l’école, les élus) n’existent dans Le Complot. Au sein même de la banlieue juive de Newark, les différences de jugement et de destin rendent inopérantes toute idée de protection communautaire. Au tissu urbain extrêmement dense de Baltimore où l’on a entassé les Noirs correspond ici l’espace périphérique et propret d’une banlieue pavillonnaire. Lindberg entend même disséminer les Juifs sur le territoire pour les intégrer là où le ghetto vise à rassembler les Noirs pour les exclure. Les Levins croient au « rêve américain » envers et contre tout alors que les Noirs ne connaissent qu’un long cauchemar.

Mais en réalité, une même dénonciation préside aux deux séries : celle de l’abandon auquel consent le pays, l’abandon de ceux dont la race est construite comme irréductiblement impropre à l’Américanité. Enfant juif américain n’ayant pas subi l’antisémitisme, Simon a appris le racisme en arrivant à Baltimore. Il a alors découvert la facilité avec laquelle l’État peut sacrifier les faibles et n’a depuis de cesse de dénoncer ce que raconte précisément Le Complot contre l’Amérique ; que ce pays a tort de se croire immunisé contre la peste raciste et du mirage démagogue. Plus encore, que la capacité à conjurer cette dernière dépendra la viabilité de la démocratie américaine.
 
The Plot Against Americadisponible sur OCS

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