THE SOUVENIR PART I & II de Joanna Hogg

En 1986, Joanna Hogg, alors étudiante à la National Film and Television School de Londres, réalise un court dans lequel elle fait jouer sa meilleure amie. Variation autour de la mode et du musical, voilà Caprice, première apparition de Tilda Swinton à l’écran. 35 ans plus tard, la cinéaste achève son diptyque The Souvenir (qui sort enfin en salles en France) où elle met en scène son parcours d’apprentie cinéaste sur lequel plane l’ombre d’un amour dévastateur… Résultat ? Deux grands films sur l’emprise et l’addiction.

The Souvenir Part 1 : voilà donc l’incontournable Tilda Swinton dans le rôle de la mère du personnage de Julie, alter ego de la réalisatrice. Et le jeu de correspondances ne s’arrête pas là : c’est la fille de l’actrice, Honor Swinton Byrne, qui incarne l’héroïne, réalisant à son tour un film de fin d’études dans The Souvenir Part II. Si Joanna Hogg met ces choix de casting au crédit du hasard, la mise en abîme frappe. Les deux volets seront au même moment dans les salles au mois de février, premiers films de la réalisatrice britannique à connaitre une sortie française et bientôt accompagnés de ses trois autres long-métrages (Unrelated, Archipelago et Exhibtion) où elle offrait ses premiers rôles à Tom Hiddleston. Des cours de peinture d’Archipelago à la toile de Fragonard qui donne son titre à The Souvenir, Joanna Hogg a développé un net tropisme pictural dans les histoires qu’elle met en scène. On ne vous cachera pas que les amours dépeintes y sont souvent contrariées… Elle se confronte aujourd’hui à un passé qui ne passe pas. Celle qui a été « consumée par une histoire d’amour » de 20 à 25 ans, avec le goût amer du « temps perdu », ne voit pourtant pas son dyptique comme une catharsis, « simplement comme une bonne histoire ». Admettons. La relation trouble qui lie la jeune Julie à Anthony, figure romantique vénéneuse dont les contours resteront flous, prend néanmoins racine dans sa propre jeunesse. Elle intègre aux décors de nombreux effets personnels reliés à cette époque. D’un film à l’autre, la cinéaste confie volontiers vouloir « danser avec le passé » : « À certains moments, je le remodèle consciemment. À d’autres, j’ai besoin que le film lui corresponde précisément. Les costumes, les décors et les objets du film sont des repères pour ma mémoire. Peut-être qu’en peuplant le film de ces pièces intimes – un meuble, une chaise – alors se produira une réaction chimique entre ma mémoire et les éléments inédits. »

THE SOUVENIR 2019 de Joanna Hogg Honor Swinton Byrne Tom Burke. COLLECTION CHRISTOPHEL © BBC Films – BFI Film Fund – JWH Films – Protagonist Pictures – Sikelia Productions

Passion (pas si) simple

Flirtant avec l’autofiction, les deux chapitres de The Souvenir partagent une approche mémorielle de la narration, parcellaire et peuplée d’ellipses : « Nous filmions des moments individuels, un peu comme si nous voulions créer une partition à partir d’une multitude de fractions musicales. On aurait dit une mosaïque ou un collage. » Sentiment renforcé par le recours à différents régimes d’images, où le grain de la pellicule diffère d’une scène à l’autre. L’ensemble conserve une grande fluidité, la Part I et la Part II ne sont que deux chapitres d’une même œuvre qui procède à sa propre relecture. La passion qui unit Julie et Anthony a tout d’une grande histoire d’amour de cinéma, même si le feu qui les habite étouffe autant qu’il brûle. Les volutes de fumée qui s’en dégagent sentent le soufre des années 80, hantées par les attentats de l’IRA. Aux côtés d’Honor Swinton Byrne, Tom Burke se glisse à merveille dans les habits d’Anthony, aristocrate évanescent et toxicomane. Le rôle n’est pas évident. « C’était comme lui demander de jouer le mystère, confie Joanna Hogg. J’avais des enregistrements, des photographies, des objets, des vêtements [de l’homme qu’elle a aimé]… J’ai essayé de le mettre dans la peau du personnage. Et il a réussi, il a compris quelqu’un que je n’ai moi-même jamais vraiment compris. » Elle voulait un acteur qui ressemble à Orson Welles, et elle ne s’est pas trompée (Burke l’incarne dans le Mank de David Fincher) même si on préfère le rapprocher du James Mason de Pandora. Dans le film d’Albert Lewin, il est ce « Hollandais volant » condamné à errer sur les mers. Le rapprochement n’est pas voulu mais Joanna Hogg fait le lien avec sa propre histoire : « Quand il est mort [son amant], je n’en ai jamais été certaine. Jusqu’à aujourd’hui, je crois encore l’apercevoir quand je croise quelqu’un qui lui ressemble. N’a-t-il jamais été là ? Ou a-t-il toujours été là ? Jamais mortel… » Il y a une part de mythe dans ce Souvenir qu’elle construit : un passage à Venise en tenue de bal fait du couple une relecture de la Belle et la Bête. C’est la seule échappée d’un récit construit en huis clos entre l’appartement de Julie et ses plateaux de tournage. Deux espaces qui correspondent aux obsessions de ce film double : la relation amoureuse et la fabrication du film. C’est la dynamique de la seconde partie, en miroir de la première : pour tourner la page, il faut tourner un film. En relisant ses vieux carnets, Joanna Hogg découvre qu’elle avait « déjà noté des idées au sujet de cette histoire en deux volets. » Et d’ajouter : « J’avais écrit : la première partie doit décrire leur relation, et la deuxième est le processus pour s’en remettre. »

THE SOUVENIR 2019 de Joanna Hogg Honor Swinton Byrne Tom Burke. COLLECTION CHRISTOPHEL © BBC Films – BFI Film Fund – JWH Films – Protagonist Pictures – Sikelia Productions

The Shooting

Le cinéma devient l’outil d’éclaircissement, comme un procédé de développement photographique. Il faut passer la relation traumatique au prisme de la camera oscura pour comprendre ce qui s’est passé. Joanna Hogg accorde une attention toute particulière au processus de fabrication et d’apprentissage du cinéma qu’elle met en scène. Les étudiants qui entourent Julie s’écharpent et confrontent Godard et Beineix, vantant les mérites du réalisateur de Diva (en la bouche d’Ariane Labed, frenchie de la bande) pendant que la réalisatrice sème des marqueurs de sa cinéphilie au gré de The Souvenir. On y cite Powell & Pressburger, on dresse un wall of jericho au milieu du lit façon New-York Miami… En filmant un tournage, Joanna Hogg confie avoir eu en tête « La Nuit américaine de François Truffaut, Huit et demi de Fellini et bien d’autres… » Mais on pense surtout au film de Kore-Eda, After Life, où, pour atteindre l’au-delà, les personnages doivent sélectionner leur souvenir le plus important et le recréer collectivement en le filmant. C’est cette difficulté de porter à l’écran, en équipe, l’intimité d’un moment vécu, qu’elle raconte dans la Part II : « Comment on communique une idée, comment certains peuvent ne pas la comprendre, et la pression que vous portez en tant que cinéaste. C’était excitant de travailler là-dessus, et je pourrais continuer à le faire. Mais si tous mes films mettaient en scène un film en train de se faire, les gens se lasseraient sûrement ! » Afin de saisir d’authentiques interactions alors que Julie tente de faire le deuil de cet amour par la fiction, elle a confié une véritable équipe de film à son interprète principale : « J’ai donné à Honor [Swinton Byrne] son équipe, une histoire à raconter, et les ai lancés comme un vrai tournage. Nous les avons filmés comme si nous faisions un documentaire sur eux. » Ce jeu entre le réel et la fiction habite chacun des films jusqu’au dénouement. À la fin de la Part I, Julie fixe l’ouverture des portes du hangar qui abrite les studios. À l’extérieur, un paysage qui jusque-là n’a servi que de toile de fond à une voix off épistolaire : Anthony n’appartient plus à réalité. Quand c’est au tour de la Part II de s’achever, un cut sonore retentit hors-champ alors que le plan laisse apparaitre le film dans le film par un travelling arrière. On se croirait à la fin d’un épisode de Scènes de la vie conjugale, la série de Hagai Levi, qui procède du même dévoilement. Quand on demande à Joanna Hogg si c’est un moyen de rattacher le film à la réalité ou de s’ancrer, elle, dans la fiction, elle répond : « C’était une manière de me dire : c’est terminé. J’avais besoin d’en finir. »