Enquête : MARVEL, ton univers impitoyable

C’est l’un des secrets les mieux gardés de l’industrie : comment sont fabriqués les films et les séries du Marvel Cinematic Universe, la poule aux œufs d’or de Disney ? Dans l’ombre de l’empire aux grandes oreilles se cache une profusion de sociétés satellisées et d’artistes multitâches en butte à des deadlines impossibles, dans un esprit d’entreprise régi par l’ultra-contrôle et le culte du secret. Ces temps-ci, le studio a senti monter une première grogne du côté de ses prestataires dans le domaine des effets visuels, la faute à une gestion « discutable » de ses ressources. À moins qu’il ne s’agisse d’un symptôme d’une industrie en crise ? Enquête.

« Je suis un artiste VFX, et je suis fatigué de me faire ‟Pixel-F-kedˮ par Marvel. » Voilà le titre d’une tribune en forme de signal d’alerte publiée sur le site américain Vulturele 26 juillet dernier. L’auteur poursuit : « Quand je travaillais sur un film, je partais pour quasiment six mois d’heures supplémentaires quotidiennes. Je travaillais sept jours sur sept, pour une moyenne de 64 heures par semaine, les bonnes semaines. Marvel vous fait vraiment bosser très dur. J’ai vu des collègues assis à côté de moi exploser et se mettre à pleurer. J’ai vu des gens faire des crises de panique sur leur téléphone… » Ambiance. Le témoignage – anonyme – n’est en fait que la pointe émergée d’un iceberg de colère apparu quelques semaines plus tôt sur un fil du forum Reddit dédié aux VFX, transformé un temps en cercle de parole de professionnels en colère et/ou en burnout. Tous pointent du doigt les méthodes de Marvel. Un bad buzz qui tombait mal pour le studio, juste avant la grand-messe du Comic-Con de San Diego, où étaient annoncées les sorties de deux nouveaux films Avengers avec à peine six mois d’écart. Pour ceux ayant raté les épisodes précédents, Marvel a enclenché les Phases 4, 5 et 6 de la ‟Multiverse Saga”, nouveau pan de récit qui succède à la ‟Saga de l’Infini”, conclue par Avengers : Endgame (2019). Jusqu’en 2025 et plus encore, la firme prévoit des dizaines de films et de séries, y compris avec Les 4 Fantastiques et les X-Men, qui peuvent désormais rejoindre leurs petits copains depuis le rachat de la Fox (détentrice des droits) par Disney. Rien que pour 2023, neuf films et séries sont ainsi prévus, à quoi s’ajoutent maintenant les Special Presentations, des moyens métrages diffusés sur Disney+ à l’occasion des fêtes de Noël (The Guardians of the Galaxy Holiday Special) ou d’Halloween. Cet automne, c’est donc Werewolf by Night, dont l’un des coproducteurs exécutifs n’est autre que Brian Gay, par ailleurs executive coordinator de Kevin Feige, c’est-à-dire l’homme en charge du planning impossible du patron de Marvel Studios. « J’ai d’abord travaillé dans son bureau, en organisant ses journées, en l’aidant à sélectionner les bons projets, et en m’assurant qu’il donnait des retours et des notes aux équipes, claironne-t-il avec le sourire. Je me suis retrouvé au premier rang pour comprendre ce qu’était la production. Et comme Marvel est une merveilleuse entreprise, ils donnent souvent des promotions en interne, ce qui m’a permis de me retrouver responsable de projets comme Werewolf by Night. » Ses cheveux parfaitement rabattus en arrière et le tee-shirt sous sa veste laissent paraître le profil type de l’employé Marvel : un soldat à la cool mais investi à 100 % dans l’aura de la marque. Reste que si son coordinateur se met à gérer des projets de films, comment Kevin Feige peut-il, justement, continuer à suivre et contrôler tous ces projets ? « Il est très présent, notamment quand ça va mal ! », plaisante la directrice artistique Natasha Gerasimova, sans en dire plus.

Sur le tournage des Gardiens de la Galaxie (2014)

Toujours est-il que pour les petites mains des VFX, passé la crise très médiatisée de l’été dernier, rien n’a changé. La grogne est retombée et tout le monde semble être retourné sagement à son bureau, en attendant la prochaine révolte. Quelles conclusions tirer de ces éclats de voix ? D’abord, la dimension toxique d’un quasi-monopole économique de cet empire qui exploite et broie. Et le pire, c’est que cela déteint sur la qualité des productions au risque de mécontenter un public de fans que l’on pourrait juger un peu trop vite « captif ». Ce timing serré en permanence, contraint par le calendrier de sorties infernal (et immuable) du studio, est donc l’œuvre de l’indéboulonnable Kevin Feige, épaulé notamment par la directrice de la post-production du studio, Victoria Alonso. Ensemble, ils restent les grands manitous de la franchise. Le duo tient à son rôle de décisionnaire et ne délègue rien malgré la prolifération de suites, préquels, spin-offs, séries, etc. Avec son look de geek, toujours une casquette sur le crâne, le boss inspire la sympathie, comme s’il était le premier fan de sa propre franchise. Mais c’est aussi un fin businessman, qui a de la suite dans les idées :  après avoir commencé sa carrière sur X-Men (2000) et Spider-Man (2002), Feige a rassemblé les icônes restantes des Avengers sous l’égide d’Iron Man en 2008 et créé à partir de là le fameux MCU qui fait de lui le vrai roi du box-office, que cela plaise ou non. Le problème, c’est qu’un tel empire se construit difficilement sur le long terme dans l’improvisation et l’urgence permanente. Et cela se ressent de plus en plus, si bien que Marvel en arrive même parfois au stade où ses productions sont modifiées… après leur sortie. Lors de l’arrivée tant attendue d’Andrew Garfield et Tobey Maguire dans Spider-Man : No Way Home (2021), le studio s’est montré insatisfait des finitions de la scène. Après des retouches, Disney a redistribué des copies du film dans le monde entier comme si de rien n’était, à la manière d’un patch de jeu vidéo – ou d’un Kubrick en son temps.

« Infinity Reshoots »
Retour en février 2018. Autre film, autre couac. Le phénomène culturel et populaire Black Panther déferle dans les salles de cinéma. Pourtant, même les fans les plus ardents du film sont contraints d’admettre que quelque chose cloche dans le combat final, reposant en grande partie sur des CGI (effets numériques, ndlr). Textures grossières, animations rigides et lumière perfectible… l’ensemble paraît sorti d’un mauvais jeu vidéo. La raison à cela ? Des reshoots massifs, effectués en septembre-octobre 2017, à la dernière minute. Le temps de remonter les séquences, les responsables des effets visuels n’ont eu que quelques semaines pour rendre un travail forcément bâclé, contraints d’aller à l’essentiel. Un phénomène loin d’être isolé. Même les prestataires les plus rompus à l’exercice, comme Framestore, vacillent à la réception des commandes. Alexis Wajsbrot, cadre de la société : « On travaille sur ces projets jusqu’à la dernière minute. On délivre beaucoup plus tard que sur une autre production. Comme ils sont en prod’ sur plusieurs films en même temps et que tout est interconnecté, les personnages et l’histoire importent plus que les effets spéciaux. C’est sûr que ce ne sont pas les films qui sont les plus polis, les mieux finis. C’est plus compliqué d’obtenir l’Oscar des meilleurs effets spéciaux sur un Marvel ! » Dès lors, rien de très étonnant à ce que ce manque de respect pour le travail bien fait se retrouve largement critiqué par la profession. Avec sa société BUF, Pierre Buffin a pu travailler sur de nombreux blockbusters, des Matrix aux Kingsman en passant par les Batman de Nolan. Pourtant, la filmographie de sa boîte ne compte qu’un seul Marvel, Thor (2011). L’expérience a été tellement désastreuse que le vétéran des images numériques refuse depuis toute nouvelle collaboration : « Il fallait faire un effet d’ultra vitesse dans l’espace pour le début du film. Après beaucoup de tests, on s’est fait briefer par le réalisateur (Kenneth Branagh, ndlr). Il voulait quelque chose de stylisé mais simple. Il a fait son director’s cut et Marvel n’était pas content. Ils voulaient beaucoup plus d’effets. Le tournage a duré jusqu’en juin. On a travaillé de février à septembre sans retour, et de septembre à janvier, c’était le branle-bas de combat, il fallait tout reprendre. On s’est un peu engueulés, et ils ont envoyé un contrôleur pour nous surveiller… Ce n’était pas très malin. 

Sur le tournage de Avengers (2012)

Alors que les seniors du secteur des VFX tendent à fuir ces conditions de travail peu compatibles avec un rythme de vie sain et épanoui, les jeunes premiers fraîchement sortis d’écoles d’animation (notamment en France) sont irrémédiablement aspirés par l’ogre Disney, en sachant très bien à quelle sauce ils vont être mangés. L’un d’entre eux – appelons-le Jeff – a 25 ans. Jeff travaille depuis déjà deux ans, notamment pour l’une des plus grosses sociétés anglaises de VFX. Pour lui, la plupart des studios hollywoodiens fonctionnent comme Marvel, et les boîtes d’effets visuels n’ont d’autre choix que de s’en accommoder : « À l’école, on ne nous prévient pas de ces problèmes mais on en entend parler. Une fois que tu es dedans, tu te rends rapidement compte de la précarité du milieu. Il y a très peu de CDI, tout est en contrat court. Au mieux, t’as un an. Au pire, c’est de 3 à 6 mois. Tu dois constamment être en recherche d’emploi, surtout que pour travailler sur des blockbusters, il faut aller à l’étranger, où il n’y a pas de statut d’intermittent. Tout ça te met dans des situations stressantes et dans une compétitivité avec tes collègues. La compagnie pour laquelle je travaille n’encourage pas explicitement les heures supplémentaires, mais ça l’arrange bien que tout le monde en fasse. Déjà parce qu’on est passionné, et parce que les plans sur lesquels on bosse deviennent notre CV auprès d’autres boîtes. Il faut qu’ils soient parfaits… »

Les soldats de l’hiver
Si cette manière de travailler provoque autant de grosses suées, c’est que le système Marvel repose aussi sur un pipeline complexe, qui réunit des dizaines de sociétés différentes, parfois avec leurs spécialités propres. Là où Scanline est devenu le référent dans la simulation de liquides, Lola VFX est de son côté le roi du de-aging, cette technique de rajeunissement numérique d’un acteur que beaucoup ont découverte à la sortie de The Irishman. Selon les concepts et les pouvoirs de ses héros, chaque Marvel a ses propres enjeux techniques qui demandent un certain sens de l’initiative. Pour Alexis Wajsbrot, c’est aussi làque réside le sel de leur travail : « On a fait la bataille dans l’illusion de Mysterio dans Spider-Man : Far From Home. Ils nous ont laissé un champ libre incroyable : il n’y avait qu’une ligne dans le scénario. Pareil pour No Way Home, où on a travaillé sur la scène de combat entre Doctor Strange et Spider-Man, lorsque New York se transforme en Grand Canyon. C’était juste une idée à l’oral ! » Le revers de la médaille ? Toutes les semaines, des mails de notes parviennent aux sociétés d’effets visuels, quand ce ne sont pas des appels pressants qui imposent de tout reprendre. L’attente et l’indécision sont au cœur du processus de Marvel, si bien que cela affecte toutes les branches de métiers dépendantes des effets spéciaux. « En tant que chef opérateur, il est important de savoir comment filmer certaines scènes quand l’environnement est numérique. Sauf que parfois, vous n’avez pas les infos, parce qu’ils ne savent pas encore à quoi va ressembler la scène. Si on vous dit : ‟Ça devrait ressembler à çaˮ, ce n’est jamais bon signe », s’amuse le chef opérateur Ben Davis, qui a travaillé sur plusieurs films du studio. Derrière son regard bleu acéré et son crâne rasé, l’intimidant Britannique se montre en confiance pour évoquer les limites du système. « Dans ce cas, si vous prenez une décision franche, mais que le concept de base évolue entre-temps, vos choix peuvent détonner, poursuit-il. Quand je vois un blockbuster – et pas seulement un film Marvel –, je remarque tout de suite si la lumière sur les acteurs ne colle pas aux effets visuels. »

Un autre constat s’impose : si l’industrie des effets spéciaux a été la première à tirer le signal d’alarme, c’est bien sûr toute la chaîne de fabrication des films qui est en cause. Aleksi Briclot, qui bosse pour Marvel depuis Thor : Ragnarok (2017), fait partie de l’équipe des concept artists chargés d’imaginer tout l’univers graphique de chaque projet. Sweat à capuche et look décontracté, l’illustrateur pointe les mêmes dérives : « Ils peuvent revenir sur le scénario jusqu’à très tard dans la productionSur Shang-Chi, on m’a envoyé une séquence montée en brouillon et on m’a demandé de refaire une passe façon storyboard pour la redynamiser… » « Quand vous faites un Marvel, vous savez que la préproduction amène beaucoup de changements, reconnaît Ben Davis. Le film ne cesse de grandir et d’évoluer. » Le chef opérateur de Matthew Vaughn (Kick-Ass) ou de Martin McDonagh (Three Billboards) a travaillé une première fois sur un film Marvel avec le pétaradant space opera Les Gardiens de la Galaxie en 2014 : « Par rapport aux autres films Marvel avant lui, il fallait créer tout un univers rempli de planètes et de galaxies. On a par exemple construit une prison spatiale en se demandant quelles seraient les sources de lumière dans un tel décor de SF. Comment sont habillés les prisonniers, quels sont les transports sur place, etc. » Ce qui nécessite un échange important avec l’équipe des concepts artists« Il y a un flux permanent d’idées qui passait de l’Angleterre à Los Angeles et vice versa. C’est comme ça que le film avance. »

Sur le tournage de Thor : Ragnarok (2017)

Si la postproduction d’un Marvel est chaotique, c’est aussi que sa préproduction est souvent très courte. Certains, comme Sam Hargrave, savent s’acclimater. À l’origine doublure cascade de Chris Evans sur Avengers (2012) et Captain America : Le Soldat de l’hiver (2014), sa polyvalence l’a amené rapidement à gravir les échelons, jusqu’à devenir coordinateur des cascades et réalisateur de seconde équipe à partir de Captain America : Civil War (2016). Avec ses cheveux rassemblés négligemment et sa barbe à la Sébastien Chabal, le bonhomme laisse sous-entendre qu’il est très occupé, maintenant qu’il réalise lui-même Tyler Rake 2, la suite d’un des plus gros succès de Netflix. « Pour Civil War, j’ai été appelé pour la préproduction environ quatre mois avant les prises de vues. Il faut lire le scénario, voir les storyboards et les prévisualisations. Et puis, on s’assoit à une grande table où on pitche des idées. Dans Civil War, il y a ce qu’on a appelé la bataille du splash panel (en référence à ces pages ou doubles-pages des comic-books remplies par un seul dessin, souvent avec plein de personnages en train de se battre, ndlr) sur le tarmac de l’aéroport. Mon dieu, ça a demandé des mois de travail ! L’action, c’est comme avec Boucles d’or : faut tester toutes les soupes jusqu’à ce que ce soit parfait ! » (rires)

Quand Natasha Gerasimova rejoint la production de la série Loki (2021) en tant que directrice artistique, elle prend la mesure d’un travail « immense », similaire à celui d’un long métrage, pour donner vie à l’univers de science-fiction rétro gravitant autour du malicieux frère de Thor. À l’origine, le plan de travail prévoyait des tournages sur un nombre important de lieux différents. Mission impossible dans le budget et le temps alloué. « Il a fallu d’abord retravailler et consolider le plan de travail concernant le nombre de plateaux, pour voir ce que nous pouvions faire avec le budget, quitte à retourner à la table d’écriture. Puis, avec le Covid, on a dû annuler un tournage prévu en Islande, et construire le décor en studio à la place, à l’aide de fonds bleus et de VFX. » Surtout, si Loki a bien un « créateur » crédité au générique (le scénariste Michael Waldron) et une réalisatrice pour tous les épisodes (Kate Heron), il n’y a pas réellement de showrunner, comme sur la plupart des séries. Et pour cause : Kevin Feige est le véritable patron de tous les projets. Là où les artistes stars de la A-List (comédiens ou réalisateurs) sont encore bichonnés par Netflix, Amazon et quelques autres en quête d’Oscars et de reconnaissance sur les tapis rouges, Marvel préfère chérir ses chefs de postes, techniciens et artistes couteaux-suisses, qui se retrouvent souvent sur plusieurs productions du studio ; comme Ben Davis, qui a depuis enchaîné avec Avengers : L’Ère d’Ultron (2015) ou Doctor Strange (2016). Un peu comme si on avait injecté des centaines de millions de dollars pour usiner les séries Z de l’écurie de Roger Corman dans les années 50-60. Avec des employés interchangeables à tous les postes, Marvel se façonne aussi une équipe de choc docile, fidèle et ultra-compétente, quitte à ce que le poids du réalisateur en soit sacrifié. Sam Hargrave y voit une forme de démocratie qui pousse tout le monde à se donner à fond : « Ce que j’ai appris des frères Russo (réalisateurs de Captain America 2 et 3, et d’Avengers 3 et 4, ndlr), c’est d’être toujours prêt pour tout et n’importe quoi. Leur style est très fluide et repose beaucoup sur l’impro. Bien sûr ils sont préparés, mais en arrivant sur le plateau, il arrive toujours que les choses changent. Cette méthode repose sur une approche fondamentale : la meilleure idée doit toujours l’emporter, qu’importe qui en est à l’origine. » Pour Aleksi Briclot, cette « core-team », comme il l’appelle « est une spécificité de Marvel : une équipe de créateurs visuels qui travaille de manière permanente sur tous les films. C’est une manière de pérenniser la culture. »

« Rage Against the (Corporate) Machine »
Une culture qui repose, comme chez les GAFA, sur le travail en silo et le culte du secret. La franchise représente une telle manne financière qu’il est vital de contrôler l’information pour éviter les fuites, quitte à risquer les quiproquos et les incohérences. Le vaisseau amiral ne permet pas toujours à ses équipes de savoir sur quoi elles travaillent : « Il arrive que je n’aie pas l’arc dramatique complet, que je ne sache pas comment va évoluer le personnage, voire que je n’aie aucun élément de script, confesse Briclot. Alors, je m’intéresse à l’histoire connue du personnage. Je vais voir les autres films du réalisateur aux manettes, pour essayer d’imaginer la direction envisagée. Et on balance des idées, énormément. » Au total, près de 150 illustrations à fournir par semaine. Si certaines sont des moteurs pour le scénario ou la mise en scène, beaucoup finissent à la poubelle… Derrière cette étape créative initiale, les équipes sont aussi confrontées à l’intensification chez Marvel de ce qu’on appelle la prévisualisation, soit la fabrication en 3D grossière des séquences avant le tournage. Si des cinéastes comme David Fincher en ont fait un outil essentiel pour planifier des scénographies complexes, Marvel a commencé à l’exploiter pour simuler le rendu des scènes d’action ou de celles ayant recours à beaucoup d’effets numériques. Le gain de temps est tel que désormais, presque l’intégralité des films et des séries sont prévisualisés par la société phare du secteur, The Third Floor – parfois même avant qu’un réalisateur ne soit embauché sur un projet. « J’ai une relation d’amour-haine avec la prévisualisation, concède Ben Davis. Parfois c’est très utile, mais si vous avez un département de previz qui s’amuse dans son coin, ça pose problème. Ils vont vous montrer des plans trop cools qu’ils sont capables de faire, et vous allez vous demander en quoi ça aide à raconter notre histoire. »

Chloé Zhao sur le tournage des Éternels (2021)

Résultat : pour les réalisateurs qui voudraient marquer de leur signature une production, c’est compliqué. Si James Gunn (Les Gardiens de la Galaxie) ou Taika Waititi (Thor 3 et 4) sont parvenus à résister à la machine tout en acceptant les termes du contrat, d’autres abandonnent. C’est le cas de la très radicale Lucrecia Martel, qui s’était étrangement vu proposer de réaliser Black Widow (2021), avant de refuser lorsque le studio lui a conseillé de ne pas « se soucier » des scènes d’action. Ben Davis se souvient que sur Les Éternels (2021), Chloé Zhao a elle aussi été très « sensible » à la problématique de la prévisualisation. «Elle avait une réaction viscérale envers tout ce qui sonnait faux, et elle n’aimait pas du tout la previz. Elle essayait de s’adapter mais le processus est très long. Vous leur donnez une idée de ce que vous voulez et ce n’est jamais exactement ce que vous espérez. Donc vous leur dites de reprendre telle ou telle chose, et vous revenez quatre jours plus tard. C’était frustrant pour elle, et pour moi aussi d’ailleurs. Un storyboarder vous fait les changements dans la minute, mais là, ce n’était pas possible. » La liberté des uns s’arrête où commence celle des autres, et dans un film Marvel, la liberté est grande… Tant que cela reste un film Marvel. « Chloé Zhao voulait beaucoup de liberté avec la caméra, se remémore Ben Davis. Il fallait pouvoir choisir un plan, puis changer dans la foulée de 180 degrés. C’est très difficile sur un film de la taille d’un Marvel, avec une aussi grosse équipe et autant de matériel. » L’expérience n’a pas, semble-t-il, été concluante pour la cinéaste qui a bien fini par se rendre à l’évidence : son Oscar reçu pour Nomadland n’a jamais fait office de totem d’immunité au sein de l’usine Marvel. Au final, tout le monde sort perdant de ce mariage de la carpe et du lapin : Les Éternels est – à l’heure actuelle – le film du MCU le moins bien noté sur Rotten Tomatoes (47 %). Et Natasha Gerasimova de conclure : « Aujourd’hui, à Los Angeles, il y a deux catégories de personne: celles qui veulent vraiment travailler pour Marvel, et qui sont prêtes à tout pour décrocher une place, et celles qui détestent ça et ne le voudraient pour rien au monde. C’est un truc particulier, Marvel. Ce n’est pas pour tout le monde ! »Peut-être que ce fonctionnement en usine à gaz technologique et ultra-libérale continuera encore quelques années à fonctionner. Et peu importe s’il faut appliquer au cinéma – et en toute impunité – la politique du « crunch », terme tiré de l’industrie du jeu vidéo, qui désigne une période intensive de travail où les employés sont poussés au bout de leurs ressources physiques et morales. Si les burnouts à répétition et les démissions commencent à faire parler d’eux, tout ce pan de l’industrie (encore assez neuf) souffre cruellement de l’absence de syndicats pour protéger les travailleurs et faire pression dans les négociations. Avec son rythme stakhanoviste et son expansion toujours plus massive sur Disney+, Marvel Studios est désormais à la fois au cœur du problème et le symptôme exacerbé d’une industrie au bord de l’implosion. Jusqu’à quand ? 

Article paru dans Sofilm n°94