Val Abraham de Manoel de Oliveira
Dans la région du Douro, Ema grandit avec son père dans une atmosphère de grande sensibilité poétique. Séduisante et innocente, elle développe un goût irrésistible pour les fictions romantiques mais ne trouve jamais de satisfaction avec les hommes. Devenue femme, elle épouse un médecin qu’elle n’aime pas, avec qui elle déménage dans la vallée d’Abraham. Menant une vie mondaine, Ema connaîtra trois amants dans une constante recherche de passion, de luxe et de défis. Par Boris Szames.
Val Abraham, sorti en 1993, intimide. Intimidant parce que colossal (3 h 23 au compteur). Colossal parce qu’audacieux. Manoel de Oliveira ose une adaptation de Madame Bovary, opus magnum de Flaubert moult fois ramoné. Folie des grandeurs ? Le cinéaste est coutumier du fait. Qu’on pense à son adaptation du Soulier de satin d’après Claudel ou à Mon cas, tiré d’une pièce de José Regio. Sans oublier le stendhalien Francisca, qui s’inspire d’un récit familial novélisé par Agustina Bessa-Luís, roman à son tour scénarisé par de Oliveira. Et qu’on présente souvent, le réalisateur le premier, comme la conclusion de sa « tétralogie des amours frustrées ». C’est faux. Val Abraham clôt véritablement cette suite en six mouvements. Le scénario-palimpseste de Bessa-Luís transbahute notre dame en mal d’amour dans la seconde partie du XXe siècle sur les bords du Douro, fleuve matriciel dans la filmographie de Manoel de Oliveira. Là où tout commence, lui qui y a consacré son premier court-métrage en 1931. Et là où tout s’achève pour Ema Paiva, Bovary portugaise réincarnée sous les traits de Leonor Silveira. Val Abraham s’ouvre sur un long travelling filmé depuis un train lancé à travers un vallon dont la splendeur lyrique n’a d’égale que la beauté insolente d’Ema, adolescente maléfique. Les bigotes flairent en elle l’odeur putride du soufre (« Cette enfant est déjà une femme redoutable »). Les ouvriers agricoles, la fragrance musquée du sexe. Outrageuse, la jeune fille en feu a « la capacité d’illuminer le désir et de le faire courir comme un feu follet sur les cadavres de la virilité mythique ». Son regard dénude autant qu’il transperce. Sa claudication, héritée de la Bovary de Flaubert, porte la marque du Malin…
Un roman sur rien, un film sur tout
« Ema est une victime de la poésie », selon Manoel de Oliveira. Une femme-brasier qui aspire à des amours nobles, luxe « nécessaire à une vie mondaine », dans un univers de portes closes régi par des dialectiques de pouvoir. « Elle n’éprouvait de l’amour qu’en imagination ; exigeait de tous les hommes qu’elle soit un objet de désir, un paiement au désir de l’homme », nous dit une voix off toute proustienne. Val Abraham progresse à la manière d’une longue marche funèbre ou, au choix, d’une locomotive lancée dans la nuit. De Oliveira jalonne son film d’une série d’images spéculaires, reflets morbides tantôt produits par un miroir, tantôt par le regard d’un homme (« abîme fascinant ») ou la surface trouble du Douro. Ema s’abandonne à la contemplation de sa propre mort dans un déluge de rêve comme de sexe. À ce titre, Val Abraham est peut-être l’œuvre la plus radicale du cinéaste, voire même la plus violente. Violence sociale, psychologique, sentimentale. Violence de la civilisation européenne. Violence tout court (on pense à ce pauvre félin balancé à l’objectif de la caméra) lovée dans un écrin floral d’une sensualité folle (rarement le froissement d’un tissu, le crépitement d’un feu de bois ou le fracas cristallin de l’eau sur une pierre n’ont tant mis les poils), d’un érotisme échevelé. Homme de culture doublé d’un conteur hors pair, Manoel de Oliveira signe un film d’un raffinement absolu sous couvert de porter à l’écran un « roman sur rien » supposément inadaptable de par son foisonnement descriptif. Val Abraham constitue la pièce maîtresse d’une œuvre bâtie main dans la main avec le temps. Chef-d’œuvre ? Osons le mot.
En salles le 10 juillet.