VIGGO MORTENSEN : « Sur un plateau, je ne reste pas dans ma roulotte »

Pour faire cet entretien, il a fallu s’y reprendre à deux fois. La première, il a pris peur, comme il l’a très vite avoué lui-même, car il a honte de parler au téléphone avec des inconnus. Évidemment, un tel homme ne pouvait que mériter d’emblée notre confiance. Dans son dernier livre de poèmes, Ce qui ne peux pas s’écrire, Viggo Mortensen glisse un conseil de ses ancêtres qui en dit long sur lui : « Il suffit de / refuser / d’agir / contre / soi-même. » De fait, il exhale un étrange mélange d’énergie vitale nomade et de racines profondes. Une fois passé le cap de sa propre modestie, il s’exprime avec le même calme radical qui se lit sur son visage. On reconnaît facilement les acteurs qui sont des « réalisateurs » depuis toujours même si, la plupart du temps, ils ne passent pas derrière la caméra. Mortensen est resté longtemps un de ces acteurs-réalisateurs sans œuvre, mais avec Falling (de retour en salles en ce moment), il rencontre enfin son destin créatif.

Dans une des premières scènes de Falling, un père pose un fusil sur l’épaule de son très jeune fils, pour qu’il tue un canard. Vous avez grandi en partie à la campagne, en quoi ça vous a défini ?

C’est vrai, j’ai eu une éducation à la fois à la campagne et en ville. La nature, les forêts, les rivières… c’est très important pour moi. Quand mes parents se sont séparés, je suis parti vivre avec ma mère et mes deux frères au Nord-Est, près du Canada, et de là où on a tourné le film. J’ai grandi avec ces paysages. Mais ce qui est important, c’est qu’aux États-Unis la polarisation socio-politique actuelle est profondément liée au conflit entre les populations rurales et urbaines. Le souvenir du bonheur de Willis, mon père dans le film, est complètement lié à la nature. Cela se voit dans d’autres parties du monde, en Espagne par exemple, la différence de vote entre la population, et ses valeurs, a beaucoup à voir avec le fait de vivre ou pas dans des zones rurales. Willis emporte la campagne avec lui quand il arrive à Los Angeles, habillé comme un paysan. Sur la côte Est, la ville est trop libérale pour lui, trop arrogante, et ça l’aide à renforcer ses arguments, qui bien qu’ils puissent nous paraître irrationnels, sont là.

À quel moment vous avez décidé de mettre en scène un couple homosexuel ?

La famille de John pourrait être hétéro. Au moment du scénario, j’ai écrit : « Chéri, j’arrive tout de suite », et je me suis demandé : « Et si maintenant c’était un homme ? » Je me suis dit, on va voir ce qui se passe, quel impact ça a. Et j’ai gardé ça, parce que j’ai trouvé que ça expliquait encore plus l’insatisfaction que ressent le père vis-à-vis de l’homme qu’est devenu son fils. Mais à part l’homosexualité, le contraste le plus important entre le père et le fils c’est que ce dernier a une famille assez normale, qui se respecte, qui a de l’humour et où les choses sont négociées et discutées. Ils communiquent, en somme. Dans le modèle de la famille du père, les instructions du père n’ont rien à voir avec la communication, le fait de trouver un terrain d’entente. Donc le père ne comprend pas son fils. Pour lui, ce genre de masculinité est une menace. Il dit à un moment donné : « Mon fils, tu ne ressembles pas à un pédé. » Et il lui dit ça avec de la tendresse, il lui demande même : « Tu es sûr ? » Quand nous faisions cette scène – avec Lance Henriksen, qui est superbe –, j’insistais pour qu’il lui pose la question sérieusement, comme s’il voulait l’aider. Le père doit accepter comment est son fils, et inversement.

Vous avez travaillé avec plusieurs acteurs qui réalisaient leurs premiers films : Sean Penn (The Indian Runner), Ed Harris (Appaloosa), Kevin Spacey (Albino Alligator)… Est-ce qu’un bon acteur est forcément bon directeur d’acteur ?

Non, il y a des acteurs très bons qui arrivent avec leur rôle préparé au maximum mais qui, bien qu’ils puissent être cordiaux, n’en ont rien à faire de ce que dit le réalisateur ou de ce que font les autres acteurs. Celui qui joue face à un acteur comme ça ne s’amuse pas, même si ça peut être impressionnant de voir ce qu’il fait. Mais peu importe à quel point ils sont bons, ils ne vous surprendront jamais en faisant quelque chose d’extraordinaire, parce qu’ils ne savent pas sortir de leur tunnel. Ce genre d’acteurs n’a pas tendance à faire de bons réalisateurs, parce que ça ne les intéresse pas d’être surpris. En tant qu’acteur, j’ai toujours été très curieux, j’ai toujours été intéressé par tous les éléments de la réalisation d’un film, le scénario, la photographie… J’ai passé des années à observer tout ça. Sur un plateau, je ne reste pas dans ma roulotte ou dans ma loge. Et je savais que j’aimais les histoires de cinéma. Ma mère m’a transmis ça très jeune. Elle me parlait de la narration, de la structure, plutôt que des sentiments que provoquait un film. Pour moi, les meilleurs films se font à partir du travail collectif. Un scénario médiocre peut donner lieu à un très bon film, si le travail est fructueux. Bref, j’ai beaucoup aimé réaliser. Je veux en faire un autre dès que possible, même si ça coûte beaucoup d’argent.

Acteur curieux, réalisateur curieux, donc.

Oui, je savais qu’en tant que réalisateur j’allais me mêler de tout, même si je n’imaginais pas à quel point (rires). Faire du cinéma, c’est comme dans la vie, il s’agit de trouver continuellement des solutions à des problèmes. Si tu te prépares beaucoup avant un tournage, tu vas éviter beaucoup de problèmes. Une des choses que nous avons faites qui nous a beaucoup aidées, c’est que je savais que je voulais avoir une base d’images tournées pendant différentes saisons, pour les utiliser comme souvenirs des personnages.

Agnès Varda est remerciée au générique. Vous pouvez nous raconter pourquoi ?

Oui, je suis tombé sur elle quand nous avons présenté Green Book au festival de Marrakech. J’allais là-bas de Paris et je suis tombé sur elle et sa fille à l’aéroport. On a fait le voyage en avion ensemble. Sa fille m’a très gentiment laissé son siège pour que je puisse parler avec sa mère. Elle m’a parlé de la maladie, et nous avons beaucoup parlé de la mort. Je n’ai pas oublié ce qu’elle m’a dit quand je lui ai expliqué que j’allais réaliser. Elle m’a dit que ce qui était important, ce n’était pas de montrer des choses mais de créer chez le spectateur une envie de voir les choses. Ça m’a beaucoup aidé.

Un critique disait que Falling lui rappelait Clint Eastwood. Ça fait plaisir, ce genre de comparaison ?

De fait, quand on a présenté le film à Sundance certains critiques ont fait le lien avec le dernier film d’Eastwood… Après tout (rires) ce n’est pas quelqu’un à qui on n’a pas envie d’être comparé, je le prends comme un compliment. C’est le plus grand acteur-réalisateur, du moins de ces derniers temps.

Nombreux sont ceux qui méprisent Eastwood en tant que cinéaste pour s’être revendiqué de droite. Vous pensez que les opinions d’un artiste doivent déterminer le jugement qu’on porte sur son œuvre ?

Oui, j’ai vu ce qui se passe. J’ai vu ce que font les critiques, et aussi lors des remises de prix. J’ai pu voir des gens qu’on punit pour leurs idées ou pour ce qu’on suppose être leur avis en politique. Ça me semble injuste et assez stupide. Moi ce qui m’intéresse, c’est de voir le film.

Green Book a aussi été très critiqué sur la base de critères purement éthiques ou moraux, notamment sur le traitement des stéréotypes associés aux Italo et Afro-Américains. Vous l’avez pris comment ?

Eh bien, ce sont des gens qui n’ont pas de formation ni de connaissances de l’histoire du cinéma. C’est dommage. C’est bien que tout le monde puisse écrire ce qu’il veut, et n’importe qui avec un smartphone peut se prendre pour un critique, mais malheureusement il y a des gens qui peuvent détruire des œuvres, sans avoir compris ce qu’ils viennent de voir. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut contrôler… Oui, il y a eu beaucoup de critiques injustes sur le film. Je me rappelle d’un journaliste qui m’a dit que le film aurait eu du sens si ce genre de choses arrivait encore aujourd’hui de temps en temps, ce type est un idiot. Le film se déroule en 1962. Et dire que c’est l’histoire d’un Blanc qui sauve la vie d’un Noir, c’est ne rien comprendre au film, le con dans l’histoire c’est moi. C’est le Blanc qui s’éduque, qui doit apprendre, et il ne sauve personne de quoi que ce soit. Il l’aide en tant qu’ami. Pour moi ce film, dans le cadre traditionnel des studios, fait partie des meilleurs.

Avec Green Book, ça a aussi été à votre tour de passer par l’objection classique, à savoir : est-ce qu’un Danois peut prétendre jouer un Italo-Américain…

Tout ce que je peux dire, c’est que j’ai reçu des cartes et que beaucoup de personnes italo-américaines sont venues me voir dans la rue pour me soutenir. Je suis quelqu’un d’ascendance nordique mais ça ne veut pas dire que je ne peux pas interpréter un Italo-Américain. J’ai parlé de ça à Peter Farrelly, qui m’a dit qu’il était convaincu que j’allais bien le faire. Après, de fait, à commencer par la famille et les amis de Tony Lip, en passant par les acteurs qui ont participé aux Sopranos, tous se sont montrés enthousiastes… Il faut se battre contre la haine de l’autre avec l’expérience et l’éducation, mais malheureusement le racisme ne va pas disparaître parce qu’on a plus le droit de voir Autant en emporte le vent… Merde, ce n’est pas comme ça que ça marche. Pour moi il faut être ouvert et parler de tout, sans peur. Le problème, c’est que les gens peuvent sortir les choses de leur contexte, ou ils peuvent vous marginaliser ou vous enfermer, à cause d’un problème qu’ils peuvent avoir avec un certain film ou une œuvre d’art. Résultat, si un peintre a couché avec un enfant de 14 ans, je ne peux plus voir ses peintures ? Ça me semble absurde, si ses peintures sont très bonnes, pourquoi ne pas les voir. Vous n’allez pas me marginaliser parce que je veux voir la peinture de cet homme, ou tel film. Ce qui compte c’est comment je me comporte moi et comment je traite les autres.

On vous sait grand fan de Marcelo Bielsa. Ce serait quel genre de cinéaste ?

Écoutez, je pense à lui depuis que le Barca a perdu 8-2 contre le Bayern. Lui et Messi ce sont les deux de Rosario, ils s’entendent très bien… Ce serait une belle histoire si Messi disait « je m’en vais », qu’il parte en Première Ligue et la gagne avec Bielsa. Ce serait le grand film de Marcelo.

En tout cas, Bielsa, cinéaste, ce serait une sorte de Cronenberg, très technique avec une préparation exhaustive, et un grand étudiant du cinéma comme art. Quelqu’un qui fait toujours du bon travail et qui est original, même si ce n’est pas toujours un blockbuster.

Entretien paru dans SOFILM n°81, septembre 2020.