La piel en primavera de Yennifer Uribe Alzate

Sandra est la nouvelle agente de sécurité d’un centre commercial. Dès son premier jour, elle rencontre un chauffeur de bus avec qui elle entame une romance. Sandra questionne sa vie intime et s’aventure sur des chemins de traverse en découvrant son propre désir… Par Benjamin Cataliotti.

Il y a un plan plus étonnant qu’il n’y parait au début de La Piel en primavera, le premier long-métrage de la colombienne Yennifer Uribe Alzate, quand Sandra, mère célibataire tout juste engagée comme vigile dans un centre commercial de la banlieue de Medellin, se voit abordée pendant sa pause déjeuner par un homme qui semble être son supérieur hiérarchique. Semble, dit-on, car de l’identité de cet homme, on ne sait rien. Tout le temps que prend son discours, et tandis qu’il s’ingénie à expliquer à son employée à quel point elle peut compter sur lui, la caméra, elle, reste focalisée sur Sandra, laissant le loquace individu hors-champ. Ce parti-pris dit beaucoup de la façon qu’a la cinéaste de suivre son héroïne. Concentrée sur Sandra, elle l’encadre avec insistance, sinon une certaine rigueur, comme si, de l’autre côté de l’œilleton, on ne voulait pas perdre de vue la trentenaire, de peur qu’elle s’évanouisse.

Une línea 243 nommée désir

Alors voici Sandra, suivie de près dans son quotidien de vigile appliquée, un chouïa zélée, et dont la vie est scandée par ses interactions morcelées avec le garçon boudeur – normal, c’est un adolescent – qui lui sert de fils, ou par les longs trajets dans le bus de la línea 243 qu’elle prend chaque matin pour rejoindre son lieu de travail. Mais un trajet, même en transports publics, ça reste une aventure, surtout au cinéma, et un matin la colombienne se laisse aller à céder aux invitations du chauffeur qui l’interpelle depuis sa cabine. Franchissant la barrière de sécurité qui sépare les voyageurs de l’avant du bus, voilà la jusqu’ici très sage Sandra pénétrant un territoire qui semblait alors endormi dans un sommeil discret, et n’attendait que ce mouvement pour sortir de l’hiver.

Ce printemps annoncé dans le titre (« primavera ») se nommerait-il désir ? Observant avec quel plaisir, et une certaine forme d’étonnement, Sandra reprend peu à peu goût aux interactions et à la volupté qui en découle, on comprend que les années qui ont précédé n’ont pas dû lui ménager beaucoup de temps pour respirer. C’est le charme de ce récit d’émancipation douce, de reprendre les ingrédients du coming of age – la rencontre inopinée, l’apprentissage du plaisir – pour les appliquer au quotidien d’une de ces femmes que le cinéma trouve d’ordinaire trop expérimentées (imaginez donc : elle a plus de trente ans) pour encore s’intéresser à leurs fantasmes. En cela, le parcours de Sandra peut évoquer celui d’autres héroïnes mises en lumière cet automne : celui des infirmières indiennes d’All we imagine all light, avec qui la veilleuse colombienne partage une mélancolie lancinante ainsi qu’une comparable méfiance envers ces hommes qui ne désirent jamais autant les femmes indépendantes que quand ils peuvent les imaginer en bonnes mères de familles. Si le film d’Uribe Alzate n’atteint pas nécessairement la grâce de son cousin indien, semblant parfois se cogner aux parois rigides d’un quotidien que Sandra, toute à sa quête d’épanouissement, ne saurait totalement faire voler en éclat, c’est sans doute que La piel en primavera préfère dépeindre le parcours de sa protagoniste avec lucidité, comme pour mieux lui permettre de faire le tri, au gré de son parcours, entre les faux-amis, les lueurs d’espoir et les opportunistes.

Suivant encore Sandra lors d’une fête organisée chez une collègue de travail, on sourira de voir la caméra s’attarder sur le visage de ses nouvelles amies, notamment lorsque l’une d’entre-elles, appliquée à coiffer Sandra, enjoindra cette-dernière à lui faire confiance et à la solliciter en toutes occasions, comme un écho moqueur à ce plan au début du film où l’impétrant masculin se voyait, lui, relégué hors-champ. Du reste, Sandra n’est jamais aussi heureuse, et le film aussi beau, que quand elle peut enfin s’isoler. En témoignent ces moments précieux de contemplations nocturnes, ou cette scène discrète qui voit la colombienne se souvenir, soudain, qu’elle n’a besoin de personne pour être satisfaite. Le film achevé, on mettra d’ailleurs au défi quiconque de ne pas avoir envie d’aller se promener nu, sans autre apparat que son propre épiderme, sur les toits chauds et magnétiques d’une banlieue de Medellin.

La Piel en primavera sera projeté en ouverture du festival Panorama du cinéma colombien, qui se tiendra au cinéma L’Arlequin et au Reflet Médicis à Paris du 15 au 20 octobre 2024.