JEAN PAUL GAULTIER : « J’ai eu des moments Movida avec Almodovar »

Avant de collaborer avec Peter Greenaway, Pedro Almodóvar ou encore Luc Besson, Jean Paul Gaultier concoctait ses premières créations dans les salles de cinéma ou devant son poste de télévision. Une histoire de vêtement mais surtout de dégaine : Brando ? Jamais sans son biker. De défilés en tournages, le couturier crée des personnages, masculins-féminins, en liberté ou en cage, dont il raconte l’histoire. Voici notre entretien paru en 2015, tandis que s’ouvre à la Cinémathèque française son exposition Cinémode.

Parmi vos collections les plus célèbres, il y en a qui s’appellent Grease, James Bond, Et Dieu créa l’homme ou encore Les Actrices. Mais depuis quand êtes-vous cinéphile ?

Cela doit remonter à mes 12 ans. Je me souviens d’avoir vu à cet âge Falbalas de Jacques Becker, avec Micheline Presle. Je suis tombé amoureux à la fois de la muse et du couturier. Alors que je ne savais strictement rien du milieu de la mode, de ses codes… Puis il y a eu les films italiens de Visconti et Fellini comme Satyricon. Et Marlon Brando ; son biker, je l’ai toujours repris ! Je suis persuadé que le fait de voir un vêtement porté au cinéma m’inspire plus que de voir un vêtement dans la rue. Il y a les personnages, leurs attitudes… Du coup, forcément, ça a joué sur mes défilés, que j’aime bien présenter comme des spectacles. Chez moi, il n’y a pas de mannequin, il y a des « héroïnes ».

Quand vous habillez Leslie Winer avec la marinière des matelots, cela vient évidemment de Querelle de Fassbinder ?

La vérité, c’est que je portais déjà la marinière de la French Navy avant de voir le film de Fassbinder ! Mais Fassbinder a confirmé mon attirance. Voir des films, de toute façon, c’est ma nourriture. Mais pas seulement la mienne. À l’époque, Bonnie and Clyde d’Arthur Penn avait marqué tout le monde. Surtout les jupes mode 1930 de Bonnie. Brigitte Bardot l’a très bien imitée dans le clip qu’elle a tourné pour la chanson de Serge Gainsbourg. C’est ce genre de chose qui a ramené le rétro dans la culture et a ensuite conduit à la collection 1940 de Saint Laurent qui a fait scandale. Tout est très lié entre mode et cinéma ! Autre exemple : Il était une fois dans l’Ouest, sorti en 1968, les pantalons et la silhouette des manteaux… Et avec Grease, les T-shirts sont devenus des jupes-T-shirts.

Et aujourd’hui ? Est-ce qu’un film récent vous a marqué ?

Mad Max : Fury Road. Déjà, le tout premier Mad Max m’avait énormément touché, en 1979. Je me suis immédiatement senti connecté à ce style. Mais celui-là est encore une fois sublime ! George Miller a choisi des mannequins pour interpréter les épouses d’Immortan Joe. Rosie Huntington par exemple. Elle représente vraiment la beauté totale. Et en plus, comme ces filles savent bouger et poser, on a l’impression de voir de magnifiques photographies de mode prises dans le désert. C’est comme dans ces clips sublimes où les réalisateurs sont souvent des photographes de mode. C’est pour cela que lorsque MTV a débarqué dans le paysage en 1981, j’étais branché sur cette chaîne dès le réveil.

Vous avez travaillé avec le cinéaste londonien Peter Greenaway pour Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant. Un film sur le cannibalisme inspiré à la fois du théâtre érotique post-élisabéthain et du baroque hollandais. Il y a cette robe cage incroyable de Helen Mirren. Comment vous est venue l’idée ?

En feuilletant un livre sur les corsets, je me suis arrêté sur l’un d’entre eux, qui donnait l’impression de ne pas être fini, avec du tulle entre les baleines. J’y ai vu de la transparence. Cela ressemblait à une forme évidée. J’ai coupé le tulle et j’en ai fait des cages. Un vêtement invisible dont je n’avais que les lignes et les contours. C’était un peu comme le dessin d’un vêtement. J’ai rempli le soutien-gorge pour ne pas montrer les seins. Bon, il faut dire qu’avant que cette collaboration se fasse, je connaissais bien les films de Peter Greenaway et notamment ses perruques. J’avais découvert qu’elles étaient plus délirantes que celles de Louis XIV. J’étais fan : costumes parfaits et cinématographie remarquable.

Vous avez collaboré avec Marc Caro sur le film de Jean-Pierre Jeunet La Cité des enfants perdus. Quand on vous demandait de définir Caro, vous disiez de lui : « Il était plutôt un directeur artistique qu’un cinéaste. » C’est quoi la différence ?

Pour moi, quelqu’un comme Caro a une approche véritablement graphique du cinéma. Jeunet, lui, s’intéresse plus aux couleurs. Il suffit de voir celles qu’il utilise dans ses films. Elles sont un peu jaunies comme celles de ces longs métrages anciens ou des vêtements qu’on trouve aux puces. Il y a cette espèce de patine du temps qui décolore et qui enlève le côté net et parfait des couleurs. Le bleu est plus turquoise, comme passé dans un bain de thé.

Un autre cinéaste de la couleur, Pedro Almodóvar, a travaillé avec vous sur Kika, La Mauvaise Éducation et La Piel que habito.  Cela s’est passé comment avec Almodóvar, qu’on présente souvent comme un cinéaste exigeant, perfectionniste ?

J’ai eu des moments « Movida » avec Almodóvar. Et même quelques fois sans lui, mais grâce à lui. Je suis allé à une corrida avec Victoria Abril. À l’oreille, elle m’expliquait le mouvement des toreros. Avec sa voix, tellement sexy… Ce fut la corrida la plus sensuelle de ma vie ! Sur Kika, j’étais censé créer pour Rossy de Palma le costume d’une femme de ménage de la province de Valence, dans les années 1960. À chaque fois que je montrais quelque chose à Pedro, ça n’allait pas. Il a fini par trouver lui-même un tablier. Pedro est tellement précis qu’on peut dire que le film, c’est totalement lui. C’est pour cela que je me suis planté avec la blouse de Rossy de Palma. Pour les répétitions à Madrid, il avait fait placer six caméras en cercle autour d’un acteur, à qui il faisait dire son texte. Pour chaque angle, l’acteur reprenait jusqu’à ce qu’il dise ses répliques avec la bonne intonation. « Por favor vers le haut, por favor vers le bas… » C’était dément.

Plus dément que le travail avec Luc Besson ?

Les gens parlent moins de l’esthétisme de Luc Besson que de celui d’Almodóvar. Mais quand il s’agit de ses personnages, il les imagine très vite en détails. Par exemple pour Le Cinquième élément, je n’ai pas pu proposer de coiffure pour le personnage de Leeloo. Luc Besson avait déjà tout réglé avec son coiffeur : cheveux roux coupés au carré avec la frange. Point barre. Pas de retour possible. Pareil pour le crâne rasé de Bruce Willis… ce qui n’était pas une mauvaise idée.

Bruce Willis a-t-il été un bon modèle ?

Je lui avais fait un pantalon un peu compliqué, avec plein de poches où il était censé mettre plein de choses. Il y avait même du caoutchouc qui écrasait un peu ses fesses. C’était vraiment moche, alors qu’il a plutôt une belle silhouette ! Discrètement, pour ne pas le vexer, je lui ai proposé de modifier un peu la chose pour rendre la fesse plus ronde. Il s’est regardé et a dit tout de suite, assez content : «  Très bien ! »  Morale : il ne faut pas écraser les acteurs là où ils ne veulent pas.

En 2012 vous avez fait partie du jury de Cannes, avec Nanni Moretti. Ça s’est passé comment avec lui ?

Moretti était formidable. Il nous a laissés donner la Palme à Amour de Haneke, alors que lui ne l’aimait pas ! C’était en fait le seul film que tout le monde aimait sauf lui. La même année il y avait également le Holy Motors de Leos Carax. Pour ma part, j’ai plutôt soutenu le film même si je n’irais pas jusqu’à dire que je l’ai totalement aimé. Quand Kylie Minogue chante Who Were We dans La Samaritaine, la nuit, c’est très fort. Mais ça n’a pas fait l’unanimité.

Ce n’est pas si fréquent que ça d’avoir un couturier dans le jury de Cannes. Vous vous sentiez à votre place ?

Dès le départ, je me suis rendu compte que mon regard était un peu différent. Lors de la première réunion, il fallait discuter sur De rouille et d’os, que j’avais adoré. Et c’était à moi de prendre la parole en premier. J’ai eu le trac de ma vie. Ils étaient tous des professionnels du cinéma sauf moi. Je les avais prévenus : « Je suis comme un spectateur qui adore le cinéma, c’est tout. Je suis cinéphile mais je n’ai pas le bagage technique pour m’exprimer et pour voir certaines choses. » J’ai donc donné mon avis de spectateur. Juste après mon intervention, un membre du jury a démoli le Audiard d’une façon terrible. Moi, qui avais été ému aux larmes, je n’ai pas su rivaliser.

Il y a eu d’autres conflits ?

Oui, sur le film de l’Autrichien Ulrich Seidl, Paradis : Amour. Diane Kruger l’avait beaucoup défendu, de façon très brillante d’ailleurs. Mais Raoul Peck, un réalisateur qui a aussi été ministre de la culture de Haïti, a commencé par dire : « C’est honteux ! C’est du racisme cette manière dont ces femmes traitent le black. » Ça m’a vraiment choqué, c’était hyper misogyne de sa part. Dans le film, elles jouent avec la zigounette du black, c’est même rigolo. Ça n’avait rien de raciste. Je ne me suis pas bagarré avec lui, mais je regrette. Le film n’a rien eu alors qu’il méritait un prix.

Paradis Amour

Pourquoi avez-vous choisi la voix de Catherine Deneuve pour présenter le défilé de votre exposition, qui a marqué sa dixième étape au Grand Palais ?

J’utilisais une musique plus ou moins spectaculaire pour mes premiers défilés prêt-à-porter. Pour ma première collection couture, j’ai voulu reprendre la règle de la vieille couture : la voix, le plus souvent de la directrice de couture, annonce et décrit les vêtements. La première voix à laquelle j’ai pensé c’était celle de la journaliste Élisabeth Quin, que j’écoutais à la télévision. Elle disait : « Numéro un, number one, tartiflette à la sauce fromage… » Pour mon seul et unique défilé couture homme, j’ai demandé à un journaliste, à la voix grinçante. Après le troisième défilé, j’ai arrêté et j’ai fait composer des musiques. Et un jour, je vois débarquer Catherine Deneuve qui vient pour un essayage : « Quand est-ce que vous allez refaire les défilés couture comme au début, où quelqu’un parle ? » J’ai réfléchi et je me suis dit que ce serait drôle si, avec sa voix qui est très caractéristique et absolument magnifique, elle présentait la collection. Catherine Deneuve a fait Punk Cancan avec une facilité incroyable. Pour l’exposition, elle a enregistré le tout en une seule fois. À l’aise.

Et vous vous servez du cinéma dans vos défilés ?

Cela m’est arrivé, oui. J’ai utilisé des projections pour un défilé sur le cinéma où on présentait une robe en pellicule. À la fin, je marchais avec la mariée, qui avait une espèce de voile en forme de cône sur la tête. Pendant qu’elle défilait, on projetait sur son voile des visages d’actrices. Quand un visage disparaissait, un autre apparaissait. Il y avait Micheline Presle, Catherine Deneuve, Audrey Hepburn, Ava Gardner… Bref, mes actrices préférées. Un peu plus tard, j’ai revu Falbalas de Jacques Becker pour l’énième fois. Et je me suis rendu compte qu’à la fin, quand le couturier devenu fou s’enferme dans son bureau avant de sauter du balcon, il prend la robe de mariée, s’assoit à côté du mannequin de bois, le regarde et d’un seul coup, le mannequin prend vie. Le visage de Micheline Presle projeté apparaît sur lui, à travers le voile. En fait c’est sans doute Falbalas qui m’a mis sur la voie de mon destin !

Portrait de Jean Paul Gaultier : © Peter Lindbergh