LUCKY de John Carroll Lynch
– LE FILM DE LA SEMAINE : LUCKY –
Entre deux bouffées
Stanton avait une façon d'allumer et de sucer sa clope comme s'il s'en sustentait – ce que finit par admettre son toubib de cambrousse, joué par Ed Begley Jr. Lucky fait tout entre deux bouffées, y compris sa gymnastique sommaire et ses exercices de yoga sur des airs de mariachi. C'est le premier film dirigé par John Carroll Lynch, lui-même character actor émérite (Fargo et tout ça), qui devait à l'origine jouer un rôle dans le film, avant d'en prendre les rênes. Lucky est une petite chose, mais comme les films de Jarmusch sont des petites choses, le genre qui fait toujours du bien par où ça passe. Le dispositif est aussi le même que chez le grand Jim, basé sur la répétition, avec la même subtilité révélatrice. Lynch réunit ici un véritable club des seconds couteaux, dont certains remontent assez loin avec Stanton : Tom Skerritt, par exemple, qui joue Fred Sparks, ancien combattant avec qui le vieux ronchon partage quelques souvenirs du Pacifique, était officier sur le Nostromo sur lequel Stanton était mécanicien, dans le premier Alien. C'est lui qui voit la Bête face à face pour la première fois, dans un moment mémorable. Et bien sûr David Lynch, ami de longue date de l'acteur, est ici l'ami de Lucky, Howard, que le cinéaste joue straight sans aucun effet kitch ni appareil auditif à la Twin Peaks. Lucky lui parle souvent tard dans la nuit sur son inimaginable téléphone rouge, et Howard mesure sa vie et celle des piliers de bar chez Elaine sur son compagnon de toujours, une tortue de terre nommée President Roosevelt. Chaque acteur invité a droit à sa scène, certaines meilleures que d'autres, mais même celles qui agacent au départ peuvent se terminer par un instant glaçant, comme lorsque la serveuse noire envahit le sacro-saint intérieur de Lucky et fouille dans ses affaires. Ils finissent par fumer un pétard en regardant Liberace faire des trilles sur son piano à cabochons. Mais quand Lucky finalement s'ouvre à elle et lui confie « j'ai peur », elle se contente de dire « je sais », avant de prendre la porte. Le film de Lynch fourmille de ces moments lumineux qui font supporter l'agréable ennui général, et on pourrait au moins reconnaître qu'il est construit comme tel.
Au lieu de quoi, dans beaucoup de critiques américaines, le mot « maudlin » (cul-cul-sentimental) revient souvent. Ceci venant des flèches qui l'année dernière voulaient porter comme meilleur film aux Oscars, manu militari, une horreur prétentieuse comme Manchester by the Sea, avant que les vrais spectateurs se rendent compte de la supercherie manifeste. À l'inverse de cette purge misérabiliste et s'annonçant comme chef-d'œuvre à chaque plan, Lucky gagne des points en ne jouant pas la carte régionaliste qui grève souvent les efforts sérieux hollywoodiens quand ils s'aventurent en « Amérique profonde » : le patelin ici, par exemple, n'a rien d'une ville fantôme. Même si Cave Creek a sûrement été un trou pour prospecteurs dans le passé, il s'est vite fait rattraper par la banlieue résidentielle de Phoenix. Le bourg compte bien sûr sa part de façades effacées ou de garages abandonnés, mais l'église est prospère, et le café où Lucky va régulièrement faire ses mots croisés ou embêter la clientèle est propre, moderne, et rutilant. On ne fait aucun cas de la couleur des habitants non plus. Certes, Lucky ne peut réprimer son irritation en voyant deux homos s'embrasser au comptoir du café, mais surtout parce qu'ils lui ont pris sa place favorite. Il se souvient aussi de l'erreur qu'il a faite sur Liberace, un grand artiste à ses yeux, au lieu de la pédale qu'il débinait jadis. De même, il peut se faire inviter à un anniversaire par son épicière mexicaine et impressionner sincèrement les invités en chantant (a capella au début) un « Volver » déchirant et bien senti.