À L’ABORDAGE de Guillaume Brac

Fruit d’une commande du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris et réalisé pour Arte avec un casting de débutants inconnus, À l’abordage (actuellement en salles) correspond à l’idée qu’on se fait d’un film de déconfinement parfait. C’est la plus franche réussite de Guillaume Brac à ce jour, un vrai bol d’air frais.

Le fringant Félix (Éric Nantchouang) n’appartient pas au même monde social que la jolie Alma (Asma Messaoudene), rencontrée en bord de Seine. Mieux née, la rouquine doit d’ailleurs déjà se sauver vers sa maison secondaire quand son soupirant reste lui arrimé à son job d’été. Doit-il rejoindre sa dulcinée dans la Drôme, par surprise, au risque de se prendre un râteau à 631 kilomètres de chez lui ? « Oui, sinon c’est pire que tout ! », l’encourage la vieille dame dont il s’occupe en tant qu’aide à domicile. Flanqué de son pote d’enfance Chérif (excellent Salif Cissé), voilà donc Félix en BlaBlaCar à bord d’une Renault conduite par Édouard (Édouard Sulpice, aux faux airs de Bernard Menez), surnommé « Chaton » par sa mère. D’abord nourries de chambrage comique, les relations de cet improbable attelage vont se décanter en chemin, altérées par un « vent d’ailleurs » estival au parfum tantôt trivial (l’odeur de pisse dans les tentes) tantôt romanesque, voire chevaleresque (symboliquement du moins) puisqu’il sera notamment question d’une « princesse » virant « sorcière », de rivaux se provoquant en duel mais aussi d’une séduisante pirate et même d’une « sirène ». À l’abordage relève autant de la comédie de vacances que de l’odyssée amoureuse, un buddy movie tendre et désopilant dans lequel Brac synthétise et sublime ses marottes : l’errance masculine à la Jacques Rozier d’Un monde sans femmes, la fixette amoureuse de Tonnerre, l’utopie d’une France plurielle (r)assemblée dans le documentaire L’Île au trésor, ou encore les marivaudages rohmériens de Contes de juillet.

Galériens de la drague
Réalisé pour la télé, le long métrage semble tirer sa vitalité souveraine d’une économie légère, héritière de la Nouvelle Vague : tournage rapide, scènes en partie improvisées avec des gens du cru, équipe technique réduite au minimum. L’immersion dans un camping niché à Die, « entre Montélimar et Valence » n’en paraît que plus spontanée. Discrète, limpide, la mise en scène de Brac repose tout entière sur l’idée de rencontre, de circulation démocratique et nuancée de la parole entre les personnages. Une tchatche souvent à double-fond – ces jeunes gens se mentent beaucoup, en particulier à eux-mêmes, mais c’est par ces entorses souvent maladroites au réel justement, qu’ils se révèlent : ainsi Édouard est-il démasqué par Chérif comme l’un des siens, un « galérien » de la drague, malgré leurs origines sociales éloignées. Les cartes sont alors rebattues le temps d’une parenthèse estivale (et plus si affinités, comme le suggère le gracieux dénouement), le héros final n’étant plus celui du début : chacun aura droit à sa planche de salut, sa chance de réconciliation, son panel de possibles. En privilégiant les plans larges et longs, articulés par des panoramiques fluides et rapides, Brac laisse advenir plusieurs choses en même temps, l’accident burlesque et l’œillade attendrie, la brise dans les feuillages et les courbes d’un cours d’eau, les personnages principaux et secondaires, révélant sa belle troupe de comédiens débutants sans les isoler dans le cadre, dans un flux de vie libre et ininterrompu. Les tensions sociales innervent bien sûr ces jeux de l’amour et du hasard au camping, mais par petites touches obliques, à l’image des choix de couleurs – le film s’ouvre en rouge et se clôt en bleu, raccord avec la garde-robe tricolore des personnages – ou dans cette scène où Félix s’étonne de n’être « pas le genre » des parents d’Alma : Brac a le tact de délester ses protagonistes du déterminisme chevillé aux banlieusards de cinéma pour leur laisser une chance de vivre, pour une fois, une aventure sentimentale et humaine généreusement banale, c’est-à-dire pleine d’imprévus.