BELLY : Quand DMX faisait son cinéma

Les débuts au cinéma du clippeur star Hype Williams auraient pu être « le grand film rap » de DMX, récemment décédé d’une overdose à l’âge de 50 ans. Un réalisateur inventif venu du monde du clip à la manœuvre. Une histoire d’ascension et de rédemption située en plein cœur de New York. Un casting crédible où certaines figures hip-hop parmi les plus respectées se taillent la part du lion. Finalement, il débouchera sur plusieurs mois de chaos, quelques psychodrames, un box-office décevant, puis, in extremis, un statut d’œuvre culte. Récit.

Passé cette entrée encadrée par deux imposantes colonnes, il y a dans le hall de l’école de cinéma de la New York University un long tableau que les étudiants dévorent des yeux à chacun de leur passage. On y trouve punaisées à la va-vite des dizaines d’annonces proposant des petits boulots, comme autant de précieux sésames, sur les plateaux de tournage qui essaiment partout aux environs. C’est ainsi qu’un matin de rentrée, au mois de janvier 1998, Rodrigo Guerrero tombe sur une offre qui le fait trépigner d’envie. « Je suis allé me présenter tout de suite à l’adresse indiquée. Je ne suis même pas allé en cours »,se souvient avec bonheur ce Colombien de Cali qui, à l’époque, entame la troisième année de son cursus et rêve de devenir directeur de la photographie à Hollywood. Le petit papier parle en des termes plutôt vagues d’un poste de stagiaire pour le premier long métrage du réalisateur de clip hip-hop Hype Williams, et même si Rodrigo Guerrero est plutôt un amateur de salsa, cela lui suffit amplement pour faire l’école buissonnière. Dans le panthéon du jeune homme, aux côtés des habituels et primés Quentin Tarantino et David Fincher, le fameux Hype Williams figure en bonne place, sans rien avoir d’un intrus. « J’avais vu tous ses travaux. Ses images étaient des références », trompette-t-il.

Films de ghetto et mine d’or

À la fin des années 90, Williams vient de révolutionner le clip de rap en un éclair, et la quasi-totalité des champions que compte le genre passe devant sa caméra. « Si tu avais une vidéo réalisée par Hype Williams, cela signifiait que tu avais vraiment réussi, s’est laissé dire un jour le rappeur Nas. Son style, c’était celui que l’on voulait tous donner à notre musique. » À rebours d’une tradition qui, jusque-là, mettait nécessairement en scène les rappeurs dans un décor de béton et de pluie, le ghettopur et durpensé comme une sorte d’entraille grisâtre de l’enfer, le réalisateur déploie un imaginaire consacrant l’arrogance heureuse d’une génération désormais à succès. Il porte aux nues ce que l’époque appelle le bling bling. Tout brille, tout scintille et il y a de la mousse. Beaucoup. Celle du champagne millésimé que l’on boit et celle des bains que l’on prend dans des jacuzzis. Hype Williams, c’est celui qui obtient que l’on dépense un million de dollars afin de faire construire une fausse villa rappelant les airs majestueux du Xanadu de Citizen Kane pour les seuls besoins d’un clip de R. Kelly. En plus de cette opulence, l’homme, qui plus tôt dans sa jeunesse graffait les murs de Queens, à New York, sous l’alias « Hype Love », filme ses histoires à l’aide de caméras fish-eye, ou bien de grands angles ayant pour effet de dilater l’espace. Quant à ses personnages, ils sont généralement affublés d’extraordinaires costumes. Missy Eliott est fichue dans une sorte d’épais sac gonflé à l’hélium pour The Rain, tandis que Busta Rhymes porte une camisole en vinyle et se balade coiffée d’une couronne de lianes dans Put Your Hands Where My Eyes Can C. Avec Hype Williams, les rappeurs sont comme des super-héros. Aussi, après avoir remporté à la fin de l’année 1997 le trophée du meilleur clip RnB sur la grande scène des MTV Awards pour un titre de Puff Daddy, le director a décidé de s’attaquer aucinéma. Progression naturelle.

Annoncé avec un enthousiasme non dissimulé par Variety ou bien le Hollywood Reporter, le film s’intitule Belly et raconte l’histoire de Tommy et Sincere, des amis de cœur qui, ensemble, font fortune par la violence dans un lointain faubourg noir de New York avant d’accéder, chacun de leur côté, à une forme de rédemption. « Ce film est inspiré de ce que j’ai vécu plus jeune. Avec Hype, nous voulions montrer à nos frères d’Amérique qu’ils doivent apprendre à se connaître », explique Anthony Bodden, camarade d’enfance du réalisateur et légende repentie du fumeux Linden Boulevard, dans Queens. Anthony Bodden a passé plusieurs années à raconter sa vie sur une vieille machine à écrire, avant que Hype Williams, forcément emballé par cette histoire qu’il a vue en vrai, n’accepte de polir le fatras de pages et en fasse un scénario qu’il pourrait porter à l’écran selon ses standards. Les deux hommes se sont ensuite envolés à l’autre bout du pays afin de convaincre Hollywood de mettre le paquet sur leur idée. « Je faisais le pitch du film avec mon argot de quartier, et Hype s’occupait de tout traduire », sourit aujourd’hui Anthony Bodden. Las, malgré la popularité de son réalisateur déclaré, Belly n’est pas parvenu à convaincre le gotha de la production. Trop violent, s’est-on ému, trop réel, et peut-être, pour certains trop noir, aussi. En fin de compte, c’est Artisan, petite maison d’abord spécialisée dans la distribution de cassettes vidéos et des premiers DVD, qui a accepté de prendre en charge les rêves des vieux compères, tout en convoquant le soutien financier d’une compagnie d’assurance. « Les films de ghetto étaient une mine d’or à l’époque et Artisan voulait absolument sa part, note Larry Meistrich, producteur missionné par le studio californien pour mener à bien le projet. Nous pensions que nous tenions quelque chose d’un nouveau Boy’z N the Hood. » Huit millions de dollars plus tard, l’affaire est bouclée. Pour tenir les rôles principaux de Belly, Hype Williams jette son dévolu sur deux garçons qui n’y connaissent absolument rien au cinéma. Deux rappeurs, cela ne pouvait pas être autrement. « Le cinéma montre tout le temps les mêmes vieux acteurs noirs. Moi, je pense qu’il est temps d’avoir un nouvel Hollywood, et une génération de nouveaux talents noirs va émerger de la musique »,crépitera-t-il plus tard dans les colonnes du New York Times pour justifier son choix. Le taiseux Sincère sera donc incarné par Nas, nouveau prince consacré des rimes, porté par l’aura de son album Illmatic. Quant au bouillonnant Tommy, il prendra vie non pas sous les traits de son rival Jay-Z, comme l’ont laissé entendre plusieurs rumeurs, mais sous ceux d’un talent brut, sans pedigree à part une poignée de morceaux au son grésillant. L’allure racée d’un roi du ring, une logorrhée rauque et furieuse bonne à mitrailler les dieux, et ce pistolet rouillé pendant constamment ou presque à la taille, le dénommé DMX de School Street, à Yonkers, est un personnage du tonnerre, paré pour la caméra. Afin de faire connaissance, ou bien de l’apprivoiser, Hype Williams l’a invité un soir d’hiver dans sa maison de campagne, au nord de New York. Il y avait à boire du Thug Passion, un mélange de champagne, de cognac, de vodka et de liqueur très sucrée, et du saumon grillé au barbecue pour le dîner. « DMX réchauffait ses mains sur le grill, et on aurait dit qu’il touchait presque le feu, raconte Anthony Bodden, également du voyage. Il n’arrêtait pas de gueuler, et il semblait comprendre ce qu’aboyaient les deux bulldogs de Hype, à côté de lui. Il a passé la soirée à rapper, et a fini par s’endormir avec les chiens. » C’est une aventure excitante, du moins sur le papier, que le jeune étudiant Rodrigo Guerrero s’apprête alors à vivre, lorsqu’on l’adoube officiellement stagiaire ce fameux matin de janvier 1998, dans les bureaux de la production, tout en haut d’un immeuble de Manhattan. « Je me disais que ça allait être une expérience incroyable », explique le Colombien. D’un trait, il dit aussi: « Mais à la fin du tournage, tout le monde m’a dit qu’il fallait que j’oublie ce que j’avais vu, que ce n’était pas comme ça que l’on faisait un film. Jamais. Ce film a été fait n’importe comment. »

De Niro n’est jamais venu

Le bazar démarre dès les tout premiers jours de tournage alors que Hype Williams et ses troupes s’occupent de tourner la scène d’introduction du film, sous les lambris du célèbre night-club new-yorkais The Tunnel. Pour capter l’image qui corresponde au ton près à ses fantasmes, le réalisateur a ramené l’artillerie lourde : caméras voilées par des filtres fluorescents, tubes de rayons ultra-violets et un lot conséquent de réflecteurs. « Du Hype tout craché, sourit Christian Epps, éclairagiste en chef. Il n’avait pas peur d’avoir les yeux plus gros que le ventre. Il fallait que chaque scène en jette. » Peu importe alors qu’un tel barda coûte la peau des fesses. Peu importe aussi que sa mise en place, forcément millimétrée, prenne un temps monstre et que, pendant ce temps-là, les acteurs et le reste des techniciens se tournent les pouces. « Ils ont passé une journée entière à caler leurs lumières, c’était dingue. Cette scène du Tunnel a tout chamboulé d’un coup, le budget et le calendrier, expliquele régisseur général, R.J. Porter. On aurait dit que Hype Williams était complètement déconnecté des nécessités d’un tournage. » Dans la foulée de sa tambouille du côté du Tunnel, Williams décide de filmer la scène d’une fusillade sur le seuil d’une librairie réputée de Manhattan, quand bien même les propriétaires de l’endroit le lui ont interdit. Il faut alors l’intervention en catastrophe de la police pour le mettre au pas. « Williams était habitué à faire ce qu’il voulait sur ses clips. Mais au cinéma, tout est plus lourd. Il y a de vraies règles, des syndicats qui font payer cher tout ce qui dépasse du cadre. La souplesse n’existe pas »,analyse le producteur Larry Meistrich, avant de ruminer : « Nous étions en colère, cela devenait très compliqué de travailler avec lui. » Pour éviter que les choses ne partent définitivement à vau-l’eau, Artisan et ses représentants sur le plateau décident de serrer la vis. Puisque le réalisateur semble n’avoir rien à faire de l’argent et du temps, voilà qu’on ampute le scénario de plusieurs dizaines de pages. On supprime des scènes. Ainsi, les héros de Belly ne verront jamais l’Afrique, comme c’était prévu à l’origine, et on décide de ne pas filmer cette embrouille survenue sur la plage qui poussera un personnage à en tuer un autre. Et tant pis si on n’y comprend rien à l’écran. Fureur de Hype Williams. On crie sur le plateau. Déjà choqués par cette manière que le réalisateur avait jusque-là de leur enfumer le visage avec le joint qu’il balade constamment au bec, Larry Meistrich et ses collègues décident de prendre leurs distances, et nomment un producteur délégué pour les supplanter au front. L’homme qui doit débarquer est un New-yorkais pur jus, la tête dure et la voix ferme, qui a bâti l’essentiel de sa réputation en produisant le brûlant New Jack City avec Wesley Snipes,et fréquente l’entourage de Spike Lee. D’après Hype Williams, plus fanfaron que jamais, le nouveau venu doit être noir et, juste pour ça, il le comprendra certainement mieux que ses maudits chaperons, petits Blancs d’Hollywood qui ne connaissent rien à rien.

« Mais lorsqu’il m’a rencontré, Hype est tombé des nues. J’étais blanc moi aussi, et cela se voyait que ça ne l’arrangeait pas. La scène était assez comique », dit aujourd’hui le producteur Jim Bigwood. Ceci dit, son arrivée ne change pas grand-chose. Derrière la caméra, Hype Williams continue de n’en faire qu’à sa tête. Il retarde délibérément le tournage de plusieurs scènes décisives pour la narration en expliquant qu’il reste à l’acteur supposé les jouer quelques détails à régler avant de se présenter sur le plateau. L’aspirant Scorsese est persuadé jusqu’à la mort qu’il va pouvoir très bientôt compter sur Robert De Niro, à qui il a fait passer le script de Belly, pour jouer le rôle de l’agent du FBI. Mais le temps passe et la star se fait attendre. Plus d’autre choix que de tourner ces fichues scènes comme le replace Jim Bigwood : « S’il ne se mettait pas au travail, il prenait le risque de rompre son contrat. Nous l’avons menacé de le poursuivre en justice et de refiler le film à un autre réalisateur. » Improvisant avec les moyens du bord, le metteur en scène convainc celui qui est chargé de faire répéter leurs textes aux rappeurs en coulisses de prendre sur le tas la place dévolue au grand Bob. Par chance, l’homme n’est pas un perdreau de l’année : il s’agit de Frank Vincent, vieille bobine à la toison blanche bien connue des aventures de gangsters, des Affranchis aux Soprano. Pour autant, le têtu et orgueilleux Hype n’a pas dit son dernier mot. Il choisit de filmer Frank Vincent avec une seule caméra, de très loin, au niveau du sol et, en prime, avec une capuche sur la tête, de telle manière qu’on ne puisse vraiment pas saisir le visage de l’acteur. Autrement dit, il s’arrange ici la possibilité de tourner le reste de l’histoire avec Robert De Niro si celui-ci venait, d’aventure, à débarquer, sur le plateau. « De Niro n’est jamais venu et on n’a jamais su s’il avait lu un jour le script de Belly, fait remarquer Jim Bigwood. Résultat, il y a dans le film une scène très mal filmée… » En parallèle de cet embrouillamini, Williams jure sur ce qu’il a de plus cher que le souffreteux Louis Farrakhan, guide suprême de la Nation of Islam et éminence grise de tout un pan du rap américain pourrait apparaître dans Belly. Un beau jour, le réalisateur disparaît soudainement du plateau pour s’envoler vers la ville de Chicago et négocier le recrutement de l’homme aux lunettes fumées. Il rentrera bredouille. S’il travaille désormais à partir d’un script rabougri, s’il n’a pas tout à fait le casting qu’il veut, Hype Williams n’en continue pas moins de voir les choses en grand avec ce qu’il lui reste, dans une sorte de jusqu’au-boutisme qui finirait presque par être admirable. Il fige par exemple le tournage pendant toute une journée en attendant qu’on livre sur le plateau des jantes californiennes qui donneront, à l’entendre, un peu plus de caractères aux longues berlines conduites par Tommy et Sincere. Pour une scène de nuit, il exige que l’on éclaire une villa du New Jersey au moyen d’une grille de quarante ampoules dites « Musco », soit les plus chères et les plus puissantes que compte le marché, fixées au bout d’une grue de 40 mètres de haut. Résultat : lorsqu’on actionne les lumières, c’est comme s’il était midi à minuit. Un désastre, et un tas de dollars jetés par la fenêtre. « On a fini par travailler avec cinq ampoules seulement. Il y a eu du gâchis et c’est comme ça », se désole l’éclairagiste Chris Epps quand Jim Bigwood s’arrache encore les cheveux dans son coin : « Je n’ai pas envie de dire que Hype et ses collègues ont été de vrais amateurs sur ce coup-là, mais bon… » Au chapitre des cocasseries qui coûtent beaucoup, on peut également noter cette fois où des figurants censés interpréter des toxicomanes de bas-quartiers se retrouvent habillés en bourgeois de gratte-ciel, le jour où un camion empli de matériel technique finit sa route dans un arbre et puis, aussi, tous ces moments où les acteurs principaux se muent en mauvais élèves du fond de la classe.

C’est monté très haut

Aux abords des loges, c’est parfois une étonnante kermesse qui se joue. Les rappeurs aiment y traîner au milieu d’un aréopage où se mêle une poignée de ces fidèles qui suivent leurs ombres à la trace depuis toujours, quelques pique-assiettes en manque de lumière, et des admiratrices ayant fait les yeux doux à la sécurité. DMX, lui, est accompagné en plus d’une meute de gros chiens qui mugit en chœur dès qu’un émissaire de la production approche. On palabre, on rit, on trinque, on fume et d’épaisses volutes de marijuana inondent toujours un peu plus le ciel du plateau. À cause de tout ce remue-ménage, les acteurs ne sont jamais à l’heure quand il leur faut se présenter devant les caméras. « Ils considéraient ce film avec une vraie légèreté. Honnêtement, je n’ai jamais vu autant de marijuana de ma vie, et c’est un gars du Bronx qui vous le dit ! »,insiste le régisseur général R.J. Porter. Il arrive aussi que les rappeurs soient en retard, pour une heure ou bien même une moitié de journée, parce qu’ils ont fait la bringue jusqu’au petit jour et qu’ils ne se sont pas réveillés. À force, la production met en place un système de voiturage pour aller pêcher les couche-tard directement chez eux ou bien à l’hôtel. On découvrira à cette occasion que DMX aime, de temps à autres, passer ses nuits avec quelque figurante aperçue sur le plateau. « On a même frôlé le scandale lorsque l’une d’entre elles l’a accusé de lui avoir refourgué la grippe », souffle Porter. Au bout d’un peu moins de quatre semaines de tournage, qui paraissent à certains avoir duré l’équivalent d’un siècle, le calendrier n’existe plus ou presque, les finances sont réduites à peau de chagrin, et les tensions reprennent de plus belle. Un jour où Hype Williams dévore une fois de plus l’emploi du temps prévu et tourne jusqu’à la nuit, Jim Bigwood fait débrancher manu militari le générateur principal. « Hype m’a hurlé dessus. C’est monté très haut. Mais on ne pouvait pas continuer comme ça, explique le producteur délégué. Il fallait s’arrêter. » Peu de temps après, la compagnie d’assurance à laquelle se sont associés les gens d’Artisan déclare la suspension immédiate du tournage. Shut down.

Pour tenter de relancer la machine, la compagnie d’assurance mandate illico un producteur venu d’ailleurs. Charge à lui de convaincre Hype Williams de respecter à la lettre les termes d’un nouveau cadre de tournage, et d’obtenir de la production qu’elle ajoute une ligne supplémentaire au budget initial. Le dénommé Butch Kaplan, Californien bon vivant et amateur des partitions de Mozart, est un spécialiste de ce genre de mission catastrophe : c’est grâce à son habileté de négociateur si le désormais légendaire Buffalo 66 de Vincent Gallo, dont les travaux furent à un moment donné bien embourbés, a pu finalement tenir l’affiche. « Disons que les autres producteurs de Belly étaient soulagés que j’arrive », rigole Butch Kaplan. Il rencontre Hype Williams dans les hauteurs de Harlem, sur le seuil du monumental United Palace of Cultural Arts, qui devrait servir de décor à la scène finale du film si tout se passe bien. Il lui fait ses hommages, lui dit du fond du cœur que ce qui existe pour l’instant de son Belly a quelque chose de puissant. « Hype m’a regardé dans les yeux, et m’a dit que j’étais le premier qui lui faisait un compliment, se souvient Butch Kaplan. Il était touché. » Surtout, le producteur explique au réalisateur qu’il doit à tout prix travailler avec moitié moins de matériel, mais aussi, établir un rétro-planning, s’il veut que le tournage soit bouclé. Hype Williams se soumet. « De toutes les manières, s’il avait refusé, je l’aurais forcé. J’aurais viré toutes les caméras qui m’auraient paru inutiles, sans me soucier de son avis », tonne maintenant Buch Kaplan. La production accepte alors d’allonger 500 000 dollars supplémentaires, et l’aventure Belly renaît. Le gros de ce qu’il faut encore tourner concerne des scènes situées dans la touffeur de la Jamaïque. Comme convenu, une équipe de mécanos est envoyée plusieurs jours à l’avance pour préparer le terrain. Mis à part quelques difficultés pour faire passer à la douane une cargaison de pistolets devant être utilisés pour une fusillade, le tournage se déroule pour la première fois sans accroc. Au bout du bout des choses, Belly est enfin dans la boîte.

En dehors des clous

Avant sa sortie dans les cinémas d’Amérique le mercredi 4 novembre 1998, une avant-première de Belly est organisée en grande pompe dans une jolie salle de Manhattan, à New York. Alléché par la promesse que constitue l’arrivée sur grand écran du meilleur clippeur de l’époque, émoustillé aussi par la présence au générique de DMX qui, depuis, a publié son premier album et dévore les classements Billboard, tout le beau monde de la grande ville est de la partie. Mais, décidément, rien ne va jamais vraiment comme il faut dans cette histoire. À la fin de la projection, il y en a un qui gronde bruyamment de colère. Puff Daddy n’est absolument pas content que le film ne contienne pas les scènes dans lesquelles il avait pourtant obtenu d’apparaître au début du tournage. Pour se venger, le grand manitou du rap new-yorkais décide de désinviter sur le champ Hype Williams de la fête, ou plutôt de l’énorme bacchanale, qu’il donne juste après en l’honneur de Belly.

Le film est un flop manifeste, avec dix millions de dollars de recettes en tout et pour tout. Des chiffres qu’explique en partie le refus par plusieurs complexes à travers le pays de le projeter sur leurs écrans à cause de son sujet et de son ton. « Ce film fait une description extrêmement violente et négative des Afro-Américains », cingle la légende du basket Magic Johnson, par ailleurs propriétaire du Crenshaw 15 à Los Angeles, du Northline 12 à Houston et d’autres salles encore. Peut-être aussi, faut-il voir dans cet échec le fait que Belly soit tout simplement un film qui n’en vaille pas la peine, comme si Hype Williams avait été incapable de se hisser à la hauteur de ses ambitions de metteur en scène. « C’est une montagne de style qui enterre une somme de vœux pieux », lit-on dans le New York Times. Mais Belly pouvait-il connaître un autre destin en salles quand, dès le départ, rien n’allait ? Ce film est l’histoire d’une incompatibilité entre deux mondes qui a fini par tout emporter sur son passage, le fond et la qualité en tête. « Hype a essayé de tout faire en dehors des clous, juste par esprit de rébellion, consent à dire, le scénariste Anthony Bodden. En y repensant, c’était impossible à tenir. » De l’autre, les producteurs, hommes d’affaires et de chiffres. « Les gens d’Artisan auraient dû savoir que nous ne pouvions pas faire ce que l’on voulait avec Hype quand ils ont signé, dit Larry Meistrich. Les types ne comprenaient rien au hip-hop et à ses manières. La preuve, ils ont même pensé un temps à mettre des sous-titres au film à cause de l’argot des dialogues. »

Pas le petit d’Hollywood

Après la petite vie de Belly en salles, Hype Williams s’en va refaire du clip, à la manière d’une convalescence nécessaire. Les années qui suivent, il tourne plusieurs vidéos pour Nas, Jennifer Lopez, Jay-Z et retrouve les réflexes clinquants et acidulés qui ont forgé sa popularité. Avec le temps, on pense aussi qu’il finira par revenir un jour ou l’autre au cinéma. On l’annonce à la direction de quelques projets de blockbusters comme Fat Albert ou Speed Racer, mais ce n’est pas son nom qui s’affiche à l’écran. Pressenti pour réaliser un thriller à 28 millions de dollars, Lust, il n’est finalement pas non plus de la partie. Certains disent que le réalisateur souffre, dans le landerneau hollywoodien, d’une réputation de tête brûlée à cause des misères de Belly. Cela n’empêche pas Anthony Bodden de clamer : « La pression a fini par produire un diamant. C’est un classique du ghetto. »

Vrai. Depuis quelques années Belly, fait l’objet d’un véritable culte. Les copies en DVD du film se refourguent à la sauvette sur les trottoirs des faubourgs du monde entier. La fameuse scène d’introduction qui avait tout fichu en l’air au début du tournage est, à ce titre, considérée, par bon nombre de fans, comme l’une des mises en scène les plus léchées qu’ils aient jamais vues. On y retrouve beaucoup du génie et de la folie de Hype Williams. La lumière bleue fond le décor en une sorte de voie lactée. Les corps des acteurs luisent de mille feux sous des couches d’huile pendant qu’ils se balancent au ralenti. Avec leurs regards voilés par des lentilles fluorescentes, ils ont des airs de charmants zombies. Enfin, animé par le refrain à la fois lascif et aérien du Back to Life des divas de Soul II Soul, il y a cette fusillade qui pourrait tout aussi bien être une valse. L’importance soudaine prise par Belly a aussi fini par rejaillir sur la carrière de ce personnage que l’on aurait presque oublié. Rodrigo Guerrero. L’ancien étudiant de la New York University ne regrette en rien ces quelques semaines de stage sur le plateau en flammes de Belly, passées à servir du café et parfois, aussi, faire quelques croquis. Désormais à la tête d’une maison de production bien installée en Colombie, Rodrigo Guerrero décroche un nombre incalculable de projets simplement parce qu’il était présent sur le tournage du film. Voilà par exemple comment il s’est associé avec le célèbre clippeur Jessie Terrero, auteur de plusieurs vidéos pour Jennifer Lopez ou encore Lionel Richie : « Nous nous sommes rapprochés par qu’il aimait Belly. Le fait que le film soit sur mon CV fait d’énormes différences dans ma vie », explique Rodrigo Guerrero. Et Hype Williams ? Peut-être encore traumatisé, il martèle que s’il doit donner une suite à sa carrière version long métrage, celle-ci se fera forcément hors des sentiers battus. « J’ai compris comment les choses fonctionnaient et je ne veux pas faire partie de ça, confessait-il lors d’une interview accordée au magazine Vibe. Je vais faire des films en indépendant (…). Je ne veux pas être le petit d’Hollywood. »Par Raphaël Malkin. Tous propos recueillis par R.M. sauf mentions.