INU-OH de Masaaki Yuasa

Adaptant Le Roi Chien d’Hideo Furukawa, Masaaki Yuasa célèbre les chants épiques des moines biwa (les ménestrels nippons). Alchimiste, il transforme le théâtre nô en opéra rock, l’animation en pyrotechnie et s’affranchit des récits officiels.

Réaliser un film d’animation historique dans le Japon médiéval sur des airs d’opéra rock ? Audacieux et culotté. Coutumier des récits enchâssés, Masaaki Yuasa conte ici l’histoire de deux icônes partiellement inventées, elles-mêmes détentrices d’une mémoire orale qu’on laisse au film le soin de vous détailler. Retenez que, sur scène, Inu-oh danse redoutablement bien et Tomona l’accompagne par des riffs de biwa (équivalent du luth) électrisé. Il faut un long temps d’exposition pour construire la trajectoire du duo, dont la starification est loin d’être immédiate. Masaaki Yuasa et son acolyte mangaka Matsumoto (auteur de Ping-Pong, ici en charge des personnages) ont attribué aux deux protagonistes des stigmates : la difformité d’Inu-oh et la cécité de Tomona les rapprochent et construisent leur potentiel scénique. À travers la figure dissimulée d’Inu-oh, Yuasa travaille la monstruosité d’un personnage relégué à l’animalité dès l’enfance. Sa mise au ban par son père, danseur favori de l’empereur, dévoile l’orgueil du patriarche. On croirait la Bête du Belle de Mamoru Hosoda : un physique monstrueux, une colère liée aux abus paternels et des chants salvateurs… Cette délivrance musicale trouve parfaite application dans Inu-oh où Yuasa construit la libération par la danse. À chaque performance, Inu-oh retrouve une partie de son corps, auparavant atrophiée ou hypertrophiée. On se désole de voir disparaître ce bras gigantesque qui faisait toute l’originalité du personnage et de ses chorégraphies… Mais la « normalisation » du héros éponyme correspond aussi à l’installation d’un crescendo musical, orchestré par son compère aveugle.

Rollercoaster en backstage
L’apprivoisement de la cécité par le jeune Tomona est un des (multiples) moments de grâce du film. Élevé dans un village de pêcheurs, il perd la vue à la mort de son père. Pour retranscrire la perception altérée du garçon, désormais isolé, Masaaki Yuasa fait usage de multiples styles d’animation. Le monde extérieur se dévoile à l’oreille. Quand le bruit de la pluie fait apparaître les bâtiments à l’esprit du jeune aveugle, on retrouve des sensations jusque-là réservées à une expérience de réalité virtuelle. Le saisissement est renforcé par la « caméra » subjective adoptée à ce moment-là, qui montre les mains du protagoniste dont on adopte la « vision ». Le trait se fait plus gras et diffus. On sait Masaaki Yuasa adepte de l’hybridation formelle. Si ses deux longs métrages sortis en France s’inscrivent dans une animation plus classique (Ride Your Wave et Lou et l’île aux sirènes), son coup d’éclat punk et foutraque Mind Game en 2004 exposait la liberté graphique de cet auteur. De manière répétée, Yuasa combine allègrement une 2D qui prédomine à l’image dans Inu-oh et un recours à la 3D pour opérer des mouvements de « caméra » qui accompagnent les spectacles : lors d’un des derniers concerts, un travelling avant frénétique explore à vive allure les travées d’un temple. Rollercoaster en backstage. Ces combinaisons visuelles semblent répondre à la morphologie évolutive du danseur Inu-oh, dont les métamorphoses successives n’ont pas d’équivalent immédiat chez Tomona. Le corps du musicien ne change pas, sauf à grandir, et s’afficher queer. C’est plutôt son patronyme qui mute : d’abord Tomona, puis Tomoichi quand il devient moine biwa et enfin Tomoari à l’apogée de sa gloire. Une manière de réaffirmer l’importance de la construction de l’identité, personnelle et collective. Dans la recension orchestrée des récits des guerriers heike, Yuasa questionne la fabrication d’une histoire officielle concomitante de la constitution d’un empire unifié. N’est-ce pas la transmission d’un « chant des oubliés » qui conduira le duo d’artistes à un destin funeste ? Inu-ohbliable.