Alain Guiraudie : « J’ai toujours eu de la tendresse pour les curés »
Après son précédent film écrit en confinement, Guiraudie retrouve avec gourmandise les vallées du Grand-Causse pour un polar mystique sur fond de chasse aux champignons, et réussit le parachutage de Catherine Frot dans l’arrière-pays aveyronnais. Par Romain Daum.
Vous revenez dans ce film sur un territoire que vous connaissez bien. Quel lien y a-t-il entre le terroir occitan et votre cinéma ?
Disons que ce qui est plus fondamental j’ai l’impression – mais j’aurais grandi en Bretagne ou en Moselle ça serait la même chose -, c’est la campagne, la vie de village. La ville m’intéresse assez peu cinématographiquement, dramatiquement. Les histoires que je raconte sont vachement liées à la campagne parce que c’est l’endroit où j’ai grandi, où je me suis formé, c’est mon élément. Et je m’y sens très légitime.
On avait vu une façon de sublimer la mort dans la scène finale de Rester vertical. Ici, la scène d’ouverture montre un enterrement. Comment réussir une belle mort au cinéma ?
Je ne sais pas si j’ai déjà trouvé une belle mort au cinéma. À part peut-être Rester vertical, et en même temps c’est marrant parce que mettre en scène une mort, le passage de vie à trépas, je pense que ça fait partie des choses irreprésentables. Même filmer un gisant, un mort sur son lit de mort, on demande à quelqu’un d’arrêter de respirer et aux effets spéciaux de figer l’image. Mais on s’en sort quand même avec des artifices, quoi. J’ai l’impression que j’ai vu que quelques morts dans ma vie… Je sais pas si j’arrive à représenter ça.
D’où vient ce titre, Miséricorde ?
C’est le terme qui me paraissait le mieux désigner un élan vers l’autre, cette envie d’aller voir l’autre, de dormir avec lui, sans forcément coucher. C’est une vertu religieuse mais c’est aussi un sentiment humain, c’est quelque chose de très fort cette envie de pouvoir faire du bien aux autres. Les personnages ont tous envie de ça sans très bien y arriver et ça rejoint leurs désirs toujours un peu flous, un peu incertains mais qui pourtant les amènent ensemble. Ce désir qui se transmet sans jamais s’accomplir, un désir latent qui se communique sans avoir forcément besoin de l’acte sexuel ; c’était vraiment très important dans l’écriture.
L’autre aspect du film c’est la religion qui est très présente, comme dans votre roman Pour les siècles de siècles sorti simultanément. Qu’est-ce que traduit cette présence religieuse ?
Déjà, je mets beaucoup de moi-même dans mes personnages. Je pense qu’il se passe un peu chez moi ce qu’il se passe chez le curé : bon, je suis agnostique, mais aussi mystique. Je suis mystique dans le sens où j’ai besoin de mythes, de mythologies. Et puis je me pose toujours la question : « Est-ce qu’il y a quelque chose dans le cosmos ? » Ou dans l’éternité, la grande chaîne de l’éternité… Toute cette part qui nous dépasse et qu’évidemment j’ai un peu de mal à appeler la part divine. Et puis je sais pas, j’ai quand même toujours eu de la tendresse pour les curés qui sont des gens qui ont sacrifié leur vie pour le genre humain, pour le meilleur et pour le pire – peut-être beaucoup pour le pire d’ailleurs. C’est marrant parce que j’ai même récupéré la soutane du film. Elle est chez moi. Je garde pas tant de trucs de mes films mais je vais garder deux trucs de Miséricorde : la soutane et le buste de Vincent (Jean-Baptiste Durand, ndlr) quand il est complètement ravagé. Je le gardais en me disant ça pourrait servir en cas de retake mais c’est toujours à la cave.
Le curé incarne cet élan vers l’autre, vital et pourtant insatisfait ?
Oui. Sur les curés, j’ai une théorie : je suis persuadé que si on leur refusait le mariage, c’était car le sacerdoce était un échappatoire pour les homosexuels, les asexuels, les gens qui avaient un désir pas conforme aux normes sociales. Ils n’avaient pas à avoir tout ce tintouin, ce simulacre social qui consistait à se marier et avoir des enfants. Et après je suis aussi touché par le curé dans le sens où il incarne cette figure de l’homosexuel condamné à désirer des gens qui ne le désireront jamais. C’est du désir toujours un peu perdu – il y a quand même peu d’homos dans la société !
Comment avez-vous appréhendé la représentation du désir ?
D’abord, comme quelque chose qui reste très mystérieux. Il y a des films où il était moins mystérieux dans le sens où il se dirigeait directement d’une personne envers une autre – là ça circule un peu plus, c’est un peu plus diffus. Jérémie est sûr de son désir, et d’avoir envie de coucher avec Walter, le curé est sûr de son désir pour Jérémie. Mais pour le reste on sait pas trop. Même entre Jérémie et Martine, on sait pas trop. Bon et puis, je parlais du désir pas réciproque pour les homosexuels mais finalement je pense qu’il y a plein d’hétérosexuels qui se retrouvent face à ça aussi. C’est une donnée un peu plus universelle. C’est plus tragique sur l’homosexuel parce que c’est plus systématique.
Il y a donc cette écriture à trous, l’importance du mystère. Le mystère, au Moyen-Âge, désignait un carnaval religieux. Est-ce qu’il y a, là encore, quelque chose à voir avec la religion ?
C’est bien aussi que vous fassiez ce rapprochement entre mystère et religion : le film vient aussi du fait que j’ai découvert quand même la dimension érotique de la religion catholique. C’est quand même une donnée importante et je pense que même mes romans participent de ça. Si je me suis barré sur la figure du curé c’est aussi pour ça… Et en plus, je dis découverte mais je pense que c’est une redécouverte. Je pense que même quand j’étais gamin, quand j’étais enfant de cœur, j’avais conscience de cette dimension-là. J’avais conscience de l’érotisme de tout ce rituel, qui est lié à la mort. C’est aussi un film que je fais avec mes fantasmes d’enfant et d’adolescent, je pense. Alors à un âge très avancé quoi. Mais y a quand même tout ça qui revient qui refait surface. Mais c’est dur à aborder de front. Je veux dire, je vais pas non plus me foutre à poil. On travaille quand même dans la métaphore.
Dans L’Inconnu du lac, Claire Mathon travaillait une lumière zénithale, alors que là vous construisez avec elle une obscurité presque religieuse.
L’Inconnu du lac c’était plus compliqué car il y avait de la lumière zénithale, mais on jouait vachement avec les lumières de crépuscule, les lumières de fin d’après-midi et les divers niveaux de crépuscule. Là c’est l’hiver et on bascule plus facilement dans la nuit, on s’est aperçus qu’on n’avait pas beaucoup de moments de crépuscule. On est dans un crépuscule un peu finissant mais on distingue quand même des choses dans le village et la forêt au loin ; ou encore la nuit où il faut se réappuyer sur des lumières un peu artificielles.
Quel type d’actrice vous avez cherché avant de faire le choix de Catherine Frot ?
Je pense que j’avais quand même un peu Catherine Frot en tête. J’ai hésité à lui proposer le rôle parce que j’étais pas très confiant : je me demandais si ça pouvait marcher de mettre quelqu’un de très connu, de très populaire, au cœur d’un casting de gens qu’on n’a pas forcément vus, pas forcément identifiés au cinéma. Et puis un jour je me suis décidé à lui envoyer le scénario. Je l’ai rencontrée et ça m’a convaincu.
Miséricorde (Cannes Première), prochainement.