ASHKAL, L’ENQUÊTE DE TUNIS de Youssef Chebbi

Pyromanes s’abstenir, amateurs d’architecture brutaliste y courir : voilà ce qui pourrait être la tagline de ce polar aussi abstrus que fantastique, aussi fascinant que vertigineux, aussi effrayant que graphique, pouvant être lu comme une métaphore de l’histoire contemporaine tunisienne où la violence ne peut rester éternellement contenue dans la froideur massive d’une modernité bétonnée.

Au nord-est de Tunis se dressent les grues et les blocs de béton des Jardins de Carthage, un quartier réservé aux classes riches dont la construction a débuté sous Ben Ali avant d’être stoppée net par la révolution tunisienne. Un décor désertique de tours éventrées et à moitié terminées au style dubaïote, où la police retrouve régulièrement des corps calcinés aux côtés d’une pile d’habits soigneusement pliés, vestige d’une victime dont il ne reste qu’un tas de cendre. Tueur en série ? Suicide à répétition ? Rite sectaire ? Hypnose de masse ? Acte politique sans revendication ? Deux policiers enquêtent. Elle, jeune flic de terrain, évoluant dans un milieu machiste et menaçant. Lui, pur produit des années Ben Ali au passé violent, sentant le souffle de la purge lui picoter la nuque et cherchant mollement l’absolution.

Ashkal, l’enquête de Tunis (2023)

« Burning men »
Un duo de flics taiseux mais amis malgré leurs différences, un mystère à éclaircir, un suspect volatil à l’aura mystique, un contexte hiérarchique hostile ; tout cela ressemble à un scénario classique de film policier. Sur le papier du moins, car Youssef Chebbi s’en écarte rapidement pour transformer son premier long métrage en un récit fantastique, parfois nébuleux, au rythme calme et atmosphérique qui le rapprocherait plus, pour son mélange des genres du cinéma de Na Hong-jin, pour son décor de modernité glauque des Chiens d’Alain Jessua, pour son aspect hypnotique du Cure de Kiyoshi Kurosawa.Mais surtout, cette trame solide est un prétexte permettant au réalisateur de raconter l’histoire contemporaine tunisienne, depuis la révolution du Jasmin. Youssef Chebbi voulait, avant de mêler le policier et le fantastique, se confronter à l’histoire récente de son pays, y puisant des motifs visuels, aussi bien dans la forme que dans le fond. Au-delà du chantier des Jardins de Carthage, impressionnant et impersonnel, l’autre personnage central du récit, c’est le feu ; c’est d’ailleurs par celui-ci que la révolution tunisienne a commencé quand, en décembre 2010, Mohamed Bouazizi, un vendeur ambulant, s’est immolé par les flammes. Ici le feu est un fil conducteur multipliant les possibilités d’interprétation du spectateur. Feu purificateur ? Feu destructeur ? Feu révélateur ? Feu miraculeux ? C’est avant tout une image forte, au service d’une réalisation élégante, aux cadrages étudiés, à la photo sombre et granuleuse, et dans laquelle on peut se plonger totalement quand l’intrigue nous échappe, ensorcelé.