AUTONOMES de François Bégaudeau

Après son documentaire N’importe qui, où François Bégaudeau naviguait en Mayenne pour interroger divers individus sur leur vision de la démocratie, il retourne dans la région pour prolonger sa démarche. Cette fois, il axe son propos sur la notion d’autonomie. Plus qu’une galerie de portraits des résidents d’un hameau qui pourrait plutôt tenir du reportage, le film compose un essai malin à la lisière du docu et de la fiction.

Autonomes se déploie comme un éventail brisé. Chaque lame est un ensemble de personnages plus ou moins nombreux, qui évoquent une entrée dans la thématique du film. La rivure de l’éventail, l’axe autour duquel il s’ouvre progressivement, ce n’est pas seulement l’autonomie. On interroge surtout le vivre ensemble en l’opposant au repli sur soi. Être autonome dans les conditions évoquées par le film, c’est certes être à la marge mais c’est surtout réinventer un collectif. On pourrait s’attendre à ce que la marginalité isole ; or le film donne le sentiment de capter un vrai élan de solidarité collective. La marge, c’est ce qui fait tenir les pages ; or le film donne le sentiment de capter un vrai élan de solidarité collective.

Agriculture, éducation, café associatif, médecines parallèles, rites amérindiens, troc… On pourrait se perdre dans la profusion des sujets évoqués par les intervenants. Mais Bégaudeau opère toujours des croisements, des revirements inattendus qui donnent à l’ensemble une cohérence surprenante. La position du cinéaste est en évolution permanente. Il glisse et s’adapte pour assouplir son regard en fonction des sujets filmés, transformant le cadre de sa mise en scène jusqu’à interroger les limites même de son propos, et cela grâce à un personnage de pure fiction.

L’enfant sauvage
En effet, le fil rouge de la narration gravite autour de la figure de « l’homme des bois ». Interprété par Alex Constant, il est la veine comique du film. On le voit successivement voler une poule chez un agriculteur, séduire une femme à qui il extorque des vivres, conduire l’équipe de tournage dans sa grotte secrète… mais aussi se faire assassiner par un garde-chasse, dans une scène qui bouleverse la structure du récit en le plongeant d’un seul coup dans la pure fiction. Autour de ce personnage, la forme même du film évolue. On passe en caméra à l’épaule pour suivre le rôdeur. C’est le seul individu avec qui le réalisateur dialogue frontalement, poussant même la conversation jusqu’à la dispute ou la provocation.

Il y a dans ce cas limite du survivaliste brigand et paranoïaque une sorte de figure tragique. Il inspire la sympathie, la pitié, l’énervement… C’est grâce à lui que le film dépasse le cadre du documentaire pour se muer en conte philosophique. Il vient repousser toutes les barrières que l’on pourrait tenter d’ériger autour des autres personnages. C’est en dépassant les limites du raisonnable qu’il amuse, sans manquer de soulever des problématiques essentielles sur le rôle d’un individu dans une société. La fiction interroge et joue avec le réel : on en viendrait presque à croire que l’homme sauvage existe vraiment, perdu dans la forêt qu’il aime tant. Par ailleurs, le fait qu’il joue du banjo lors de la dernière scène du film (en post-générique) fait forcément penser à la scène iconique de Délivrance.L’instrument vient incarner la ruralité la plus profonde, à la limite de la sauvagerie, à la lisière du danger. Ce n’est pas un hasard si ce personnage est exécuté. En dehors de l’effet de surprise, il y a aussi l’idée qu’il est trop hors du monde pour y rester. Dans sa solitude et sa retraite, il exprime une forme d’impossibilité cruelle. Cet anti-héros renvoie, par son échec, à la difficulté d’exister totalement à l’écart de la société. Il est la morale de la fable, qui boucle le film de la meilleure des manières. Willy Orr