« Avec Esterno Notte, l’Italie a trouvé un psychanalyste de qualité »
Marco Bellocchio revient sur l’un des événements les plus sombres de l’histoire de l’Italie contemporaine dans la mini-série Esterno Notte (disponible sur Arte.tv). Soit l’enlèvement et l’assassinat, en 1978, après 55 jours de détention, de l’ex-président du conseil Aldo Moro par les Brigades Rouges. Pour Miguel Gotor, historien spécialiste des années de plombs et consultant pour la série, le cinéaste conclut magistralement la psychanalyse de l’Italie, initiée 20 ans plutôt avec Buongiorno, notte.
Dans votre livre, vous définissez l’affaire Moro comme un traumatisme national. Qu’entendez-vous par là ?
Cela me paraît assez évident : c’est un très grand personnage de la vie politique italienne, un ancien président du conseil et président de la Démocratie Chrétienne, le parti majoritaire en Italie à cette époque, qui est enlevé, séquestré, interrogé pendant plusieurs semaines, puis tué. À ma connaissance, c’est un cas unique dans l’histoire de l’Occident. C’est comme si Kennedy avait été séquestré quelque part à Dallas… Évidemment, comme pour tous les traumatismes, il y a un avant et un après. Quand le cadavre d’Aldo Moro est retrouvé dans le coffre d’une voiture en plein centre de Rome, l’ancien président de la République Giuseppe Saragat déclare : « C’est la fin de la première République. »
Est-ce vraiment le cas ?
Je ne partage pas complètement cet avis car nous n’avons pas changé de Constitution. Mais le 9 mai 1978 marque certainement la fin d’un cycle de la République italienne. L’antifascisme sur lequel s’était fondée la Constitution perd progressivement de son importance. C’est le début du démantèlement de l’État providence et la fin d’une forte période de croissance économique. Le début des années 80 est marqué par l’arrivée du chômage de masse et un fort endettement public.
Peut-on encore parler de traumatisme aujourd’hui ?
C’est un traumatisme générationnel : ceux qui avaient 15 ou 20 ans en 1978 sont probablement encore très marqués par cette affaire. Pour un jeune aujourd’hui, je crois qu’Aldo Moro est comme Garibaldi : il appartient à l’histoire. Ce qui est certain, c’est que le succès de la série en Italie, vue par près de 4 millions de téléspectateurs trois soirs de suite en prime time, montre que l’intérêt du pays pour le sujet est encore très fort. Avec Esterno Notte, l’Italie a trouvé un psychanalyste de qualité. C’est une thérapie nationale.
Vous pensez que c’était son objectif ?
Je crois personnellement que le cinéma de Marco Bellocchio a un effet cathartique, au sens de purificateur. J’ai l’impression qu’avec Esterno Notte, il cherche une forme d’apaisement. Il n’y a pas de volonté de déranger le spectateur mais plutôt de l’aider à trouver la tranquillité. En ce sens, on peut parler de volonté de dépassement du traumatisme. Est-ce que c’était son objectif ? C’est à lui qu’il faudrait poser la question.
20 ans après Buongiorno, notte, son regard a-t-il évolué ?
Je crois que ce qui intéresse particulièrement Bellocchio dans l’affaire Moro, c’est la lutte pour le pouvoir, la tragédie du pouvoir, le rôle de la famille en période de crise et le rapport des individus à la religion. Depuis Les poings dans les poches (1965), la lutte pour le pouvoir, la question de la foi et la famille en crise sont les trois éléments cruciaux de son cinéma. Mais il y a une différence fondamentale de point de vue entre le film et la série. Buongiorno, notte se focalise sur la détention d’Aldo Moro. C’est le regard interne, presque claustrophobe de la victime face à ses bourreaux. Dans Esterno Notte, comme l’indique le titre (« Extérieur Nuit »), on vit la tragédie à travers les yeux de plusieurs personnages : Aldo Moro, sa femme, le ministre de l’Intérieur, les Brigades Rouges, le Pape… La caméra passe de maison en maison et on voit le drame de tous les points de vue.
Quelle est la part de réel et de fiction dans la série ?
Il y a l’obsession du revenant, du fantôme qui hante les vivants, d’Aldo Moro qui survit à sa propre mort, revient et demande un jugement. Son fantôme plane sur tous les personnages du film. C’est une obsession que Bellocchio avait déjà dans Buongiorno, notte qui se termine par la libération d’Aldo Moro. Et c’est aussi comme ça que commence Esterno Notte. L’autre scène qui me vient à l’esprit et qui appartient purement à la fiction, c’est la visite du prêtre à Aldo Moro juste avant sa mort. Historiquement, cela n’a jamais été prouvé et je dirais même que c’est très peu vraisemblable. Mais je savais que Bellocchio n’y renoncerait jamais et d’ailleurs, c’est l’une des plus belles scènes.
Qu’en pensez-vous ?
Sur le plan historique, un certain nombre d’écrits nous autorisent à penser que jusqu’au dernier instant, Aldo Moro a cru qu’il sortirait vivant. Pendant sa détention, il a écrit une centaine de lettres dont quelques-unes ont été retrouvées après sa mort. Il parle de lui au futur, s’imagine dans différents lieux. Il y a même un texte dans lequel il remercie les Brigades Rouges de l’avoir épargné et libéré. Fabrizio Gifuni qui interprète Aldo Moro, le lit dans le film. Toute la force d’Esterno Notte réside justement dans ce mélange subtil entre la réalité et la fiction.
Peut-on voir le film et la série comme une seule et même œuvre ?
Selon moi, ces deux œuvres sont à regarder ensemble et d’ailleurs le titre nous y autorise. C’est une œuvre unique dont le thème est la nuit. La nuit qui a changé la République.