BENEDETTA de Paul Verhoeven

Qu’attend-on véritablement d’un cinéaste récemment adoubé par toute une profession, alors qu’il a passé une bonne partie de sa carrière à creuser son propre sillon, à contre-courant des attentes placées en lui ? Un ultime bras d’honneur, un film testamentaire ou un ratage dans les grandes largeurs, serait-on tenté de répondre, à la vue du dernier opus commis par le Hollandais violent…

En effet, curieux film que ce Benedetta, projet quasi sur mesure pour un metteur en scène sulfureux qui n’a jamais craché sur le symbolisme religieux et qui, surtout, n’a plus rien à prouver. On y retrouve ses grandes obsessions : le corps et son instrumentalisation, les institutions corsetées et les personnages libres et furieux, jamais plus beaux que lorsqu’ils nagent à contre-courant de tout, parfois même d’eux-mêmes. Le personnage de Sœur Benedetta renoue d’ailleurs avec une tradition plus européenne qu’américaine dans l’œuvre de Verhoeven. De Robocop à Hollow Man, il aimait dépeindre des protagonistes dotés des meilleures intentions qu’il jetait dans la fosse aux lions, où ils devaient se débattre non seulement contre les dangers qu’elle porte (les insectes de Starship Troopers en sont l’exemple le plus évident), mais aussi contre les attentes de leur héroïsme supposé (la Nomi de Showgirls qui préfère reprendre la route plutôt que de dénoncer la lâcheté de Las Vegas). En posant Benedetta comme une illuminée en proie aux miracles, Verhoeven revient à ses premières amours, celles des outsiders dépeints comme tels, des punks de Turkish Delight au romancier d’un de ses films les plus confidentiels, Le Quatrième Homme, lui-même déjà en proie à des visions christiques légèrement connotées.

Et notre réalisateur de dérouler sa partition de vieil habitué : en installant sa folle dans un couvent, les coutures ne tardent pas à sauter. Alors que leurs vies entières sont vouées à l’abstrait, les sœurs peinent à interpréter les expressions religieuses bien concrètes qui marquent le jeune corps de la nouvelle venue. Stigmates, visions, miracles, doigt coupé ou sein meurtri, tout y passe, avec une certaine maestria, et toujours cette insolence d’enfant mal élevé, qu’on retrouve dans quelques scènes scatologiques du meilleur effet. Il ne faut guère de temps pour qu’un deuxième loup entre dans la bergerie et mette le turbo pour qu’encore, le Hollandais tire la langue plus bas. Ainsi arrive Bartholomea, qui va peu à peu amener à Benedetta la seule expression corporelle qui lui manque pour que l’amour du Christ devienne entier : le plaisir. C’est là que la machine s’emballe. Au lieu d’amener avec subtilité ce pan inflammable de son script, Verhoeven penche pour des scènes certes promptes à choquer la bourgeoisie, mais qui sonnent assez creux. Non pas que le grand-guignol assumé soit gênant en soi ; les apparitions du Christ ne lésinent pas sur les effets spéciaux voyants, mais aident à dépeindre un personnage perdu. Dans le sexe lesbien made in Verhoeven, instrument étonnant et obsession des seins nourriciers (le clin d’œil est très, très appuyé) semblent en être l’alpha et l’omega. La faute aussi à un personnage finalement peu dessiné : Bartholomea est-elle l’incarnation du Christ et produit-elle l’objet phallique qui semble « manquer » à Benedetta pour enfin être pénétrée tout entière par l’amour de Jésus ? La question handicape tout le long métrage, jusque dans son final, avec une quête désespérée et bien peu passionnante de l’objet coupable, dédoublé en instrument de torture dans une scène insoutenable. À force de vouloir choquer et filer la méta-phallus, Verhoeven balbutie un petit précis presque aussi réac’ que l’institution qu’il semble égratigner. Comme s’il attendait, un sourire en coin, le scandale à venir. Il n’y a pourtant guère de quoi.

Où le film s’épanouit-il, alors ? Tout entier dans le visage de Charlotte Rampling. En abbesse déchue, elle est probablement ce personnage verhoevenien que Benedetta semble ne jamais pouvoir devenir. Felicita prend la diagonale de tout : de l’institution, de son rôle, de ses protégées, et de celles qu’elle sacrifie. Rampling traverse le film avec une force sourde et Verhoeven y projette toute l’insolence qui manque à son propos. Comme si la vieille dame gardienne du temple, dans ses silences et ses murmures, comprenait tout. Mais, soumise, elle aussi, ne disait rien. La plus belle ambiguïté du film est donc là : parce qu’il attire l’œil sur une héroïne dont on ne saura jamais si elle ment ou dit la vérité, sur ce personnage-titre si vaguement sulfureux, Verhoeven esquisse en contrepoint le portrait d’une aînée qui doute. Il n’y a peut-être pas des kilomètres à y voir une incarnation du cinéaste lui-même, avec ce judas révélateur qui dénonce le blasphème, même si, comme on le découvre ensuite, la vraie tragédie se dessine ailleurs. Le duo qu’elle forme avec Sœur Christina (Louise Chevillotte) est là où bat tout entier le cœur du film, à tous les niveaux. C’est là que les obsessions du cinéaste frappent le plus fort, là qu’il y expose l’hypocrisie de l’Église, la paranoïa du mensonge et l’impasse dans laquelle le clergé se jette en faisant confiance à Benedetta. Ainsi se dessine, dans les interstices d’un film parfois boursouflé, ce qui fait de Benedetta un film de son auteur : dans le cœur et dans l’œil de Felicita cohabite tout, et son contraire.