HAFSIA HERZI : « Dans les quartiers nord de Marseille, même les chats sont malheureux »

Ce projet, Hafsia Herzi le mûrit depuis 15 ans. Après de multiples péripéties, trois confinements et un premier long métrage très abouti (Tu mérites un amour), Bonne Mère est enfin présenté à Cannes (en sélection Un certain regard) et sort en salles le 21 juillet. « Bonne Mère », comme ses deux personnages principaux : une maman héroïque qui se sacrifie pour sa famille, mais aussi la ville de Marseille, évidemment, depuis ses quartiers nord, ce décor aussi joyeux et baigné de soleil que dangereux et abandonné. Elle nous raconte, sans artifices, « sa » cité phocéenne.

Marseille est un personnage à part entière de votre film. Quels ont été vos partis pris ?
Je souhaitais montrer ses côtés riches avec la Bonne Mère, la mer, le soleil, sa mixité sociale, mais aussi ses côtés plus pauvres, ses familles monoparentales, les mères seules, la misère sociale ; en tout cas dans les quartiers nord. La Bonne Mère : entrez à l’intérieur, allumez un cierge, faites un vœu. C’est magnifique, il y a toutes les origines, il y a des femmes voilées, des religieuses, des gens de tous âges, des enfants. C’est Marseille, telle que je la connais. Il y a aussi un très bon restaurant tenu par les sœurs. Allez-y de nuit, c’est très apaisant.

Vous avez tourné dans votre quartier d’enfance, une des cités les plus dangereuses d’Europe…
Oui, j’ai grandi dans les quartiers nord et on m’a beaucoup déconseillé de tourner là-bas. Pas le producteur, plutôt des gens autour de moi, parce que c’était trop dangereux. Mais je tenais à tourner là-bas, il fallait que je prenne le risque, qu’il y ait cette âme-là. J’ai écrit le scénario de Bonne Mère en imaginant cette cité. C’était soit elle, soit rien.

Le quartier abrite un réseau de proxénétisme et de trafic de drogue. Quelles précautions fallait-il prendre ?
Pour tourner dans ce genre de décor on ne va pas demander une autorisation à la mairie ! Ce n’est pas possible. Et d’ailleurs, ils ne viennent même pas. J’en ai parlé à mon équipe et j’ai proposé d’aller tourner là où ça vend vraiment, la nuit, pendant que les dealers dorment, entre 3 heures et 6 heures du matin. Tout le monde était d’accord. On a encore réduit l’équipe, de toute façon, j’aime travailler avec une équipe restreinte et on a tout installé discrètement. On n’avait pas de talkie-walkie pour qu’on ne nous prenne pas pour des policiers. Nous avions trouvé un caddie au carrefour d’à côté, des canapés dans des poubelles pour faire la déco, puis on a tourné. C’était à la fois excitant parce que le décor était incroyable, et tendu parce que c’était dangereux. Je voulais absolument filmer cette architecture, avec ces boîtes aux lettres pourries. J’avais même quelqu’un du quartier pour me conseiller, c’était un genre de « consultant drogue » qui m’expliquait comment ça se passait vraiment. Ce jour-là, tout le monde était très concentré. En moins de deux heures c’était réglé, intérieur et extérieur.

Il y a eu d’autres difficultés durant le tournage ?
On a eu une ou deux personnes qui nous ont embêtés mais ça a été très court. Au contraire, c’était plutôt beaucoup de solidarité, d’amitié et d’entraide. On a travaillé avec des gens du quartier, c’était important que la cité participe et tout s’est très bien passé. J’ai grandi là-bas donc je connais la plupart des habitants. J’y retourne régulièrement, j’y ai toujours quelques amis. Personne n’avait jamais tourné là-bas et je n’aurais pas pu le faire si je n’avais pas été une ancienne habitante. On ne peut pas arriver comme ça et poser des caméras dans une cité où il y a encore eu un mort il y a tout juste deux semaines.

Comment se concrétise cette quête de réalisme et d’émotion sur le tournage ?
J’ai dit à tous les acteurs : « On s’en fout du scénario, on s’en fout complètement, c’est 15 ans de travail mais on s’en fout, à la fin c’est l’émotion qui compte. » Si quelque chose ne marche pas, c’est qu’il y a un problème de scénario, alors je préfère le changer plutôt que de me prendre la tête à essayer et réessayer. Il y a le scénario, la vie et ce qu’on filme. Par exemple, les personnages de Ludivine et Anissa n’existaient pas. Le casting et le scénario étaient déjà terminés depuis longtemps et un jour, mon frère a voulu me les présenter. Je ne voulais pas, car j’avais peur de repartir en écriture si je voyais quelque chose qui me plaisait. J’ai fini par accepter et elles étaient magnifiques ! Elles m’ont énormément inspirée, ce n’était plus possible de ne pas les filmer. Puis, j’ai appris que Saaphyra, qui joue Ludivine, rappait à ses heures perdues. Je lui ai envoyé le scenario en lui demandant d’écrire un rap dessus, deux-trois jours plus tard elle m’a envoyé un son magnifique et c’est devenu une scène du film.

Votre objectif était de montrer Marseille sans artifices ?
J’aime les films simples, qui filment la réalité. Je n’ai ni maquilleuse ni coiffeuse, rien du tout. Je n’aime pas le faux et n’arrive pas à filmer quelqu’un qui a trop de fond de teint ou d’anticernes. C’était dur de leur faire accepter ça. Si j’en voyais un trop maquillé, je n’avais pas honte de lui dire : « Ça ne te va pas le maquillage, enlève, c’est horrible. » Je trouve que ça masque les émotions.

Le personnage de la mère, Nora, est inspiré de votre propre mère ?
Complètement. Ma mère nous a élevés seule, j’ai perdu mon papa très jeune et je l’ai toujours vue travailler très dur pour subvenir à nos besoins. Elle était femme de ménage, comme le personnage du film, et en parallèle elle s’occupait aussi de personnes âgées. Quand on est petit, on ne s’en rend pas forcément compte mais en grandissant, j’ai vu à quel point elle avait un métier difficile. Je voyais aussi les mamans de mes amies passer dans le quartier, attendre à l’arrêt de bus et je me disais, j’aimerais bien écrire un film sur ces femmes, qui se sont oubliées en tant que femme et survivent pour leurs enfants.

Justement, dans le film ce sont les femmes qui travaillent et les hommes sont soit absents, soit beaucoup plus légers. C’est aussi une réalité ?
Les hommes sont absents parce que j’ai grandi sans père et que je n’ai pas eu d’exemple d’hommes à la maison. J’avais envie de me recentrer sur ces femmes qui prennent tout en charge. Les garçons, eux, sont plus tranquilles, la vie est plus cool. Tous les personnages masculins sont dépendants de Nora, la maman. Ils savent qu’elle sera toujours là. Elle est dans le sacrifice quotidien.

Pourquoi avez-vous choisi uniquement des acteurs marseillais et non professionnels ?
Je me suis dit : « Je tourne à Marseille, je ne prends que des Marseillais. » Par exemple, pour le rôle de l’avocate, c’était une vraie avocate marseillaise. Aujourd’hui, elle est à la retraite – parce qu’apparemment quand on exerce ce métier, il faut soit demander une autorisation quand on est en activité pour pouvoir jouer dans un film, soit être à la retraite. Elle m’a énormément conseillée pour que ce soit plausible. Si demain un avocat voit le film, je ne veux pas qu’il en rigole. Le dentiste aussi est un véritable dentiste, je l’ai rencontré grâce à la dame qui joue la voyante, c’était son neveu. Tout s’est fait comme ça.

Ce réseau de prostitution sadomasochiste auquel participent plusieurs personnages du film existe aussi ?
Oui. J’étais très jeune, je devais avoir 12-13 ans quand la sœur d’une copine, un jour, m’a montré sa garde-robe et m’a dit : « Regarde tout ce que j’ai. Pour ça, je tape des mecs contre de l’argent, mais je ne fais rien d’autre. » Elle avait 18-19 ans et ça ne m’est jamais sorti de la tête. Ça me faisait rire cette idée d’hommes qui payent pour se faire fracasser par des filles des quartiers. Je me suis mise à leur place, tu galères à trouver du travail, tu ne t’en sors pas et on te propose de gagner de l’argent de cette manière… Elles ne pouvaient qu’accepter ! Elles ne pensent pas que c’est de la prostitution mais en fait, c’en est quand même une forme. Je ne suis pas dans le jugement, c’est une réalité sociale et je souhaitais quelque chose de moins classique qu’un rapport sexuel. Et ça apportait un peu d’humour, on ne s’attend pas à un plan comme ça !

Le réalisme passe aussi par un travail sur la langue des quartiers…
J’écris tout, pour moi, c’est la liberté d’expression : pouvoir dire ce qu’on veut, avec les mots qu’on veut, en utilisant le langage des quartiers. Les gens peuvent dire qu’ils parlent mal, mais en fait, c’est leur langage, leur poésie à eux, leur argot. Ce n’est pas parce que ce sont des femmes que mes personnages ne peuvent pas parler de cette façon. Et on s’en fout, quoi ! Je leur disais tout le temps, faites comme s’il n’y avait pas de caméra. Elles y allaient à fond et n’avaient pas peur de ce qu’on allait dire d’elles.

Et votre accent marseillais, vous avez dû le perdre ?
Quand je passais des essais, on me disait que j’avais trop d’accent. Très vite, j’ai compris que ça allait être compliqué de le garder. Alors j’ai travaillé pour le perdre. Puis, à force d’habiter en région parisienne, il est parti tout seul. Dans La Graine et le Mulet j’avais vraiment un gros accent des quartiers nord ! Je trouve que je l’ai toujours un peu quand je m’énerve. Mais je n’ai jamais été complexée par ça, au contraire, je trouve ça beau. Cette musicalité, je voulais l’immortaliser dans mon film.

Depuis votre enfance, comment jugez-vous l’évolution de Marseille ?
Les quartiers nord ont énormément changé. J’ai beaucoup d’amis d’enfance qui sont morts, tués par balle, qui ont mal tourné, malheureusement pour eux. Ça s’est trop dégradé et c’est d’ailleurs ce que j’ai voulu montrer dans les derniers plans du film. C’est très difficile pour les habitants de s’en sortir. Il y a de la drogue, du proxénétisme. Les quartiers nord sont complètement à l’abandon tandis que de l’autre côté, au contraire, ça s’améliore dans le centre-ville et les quartiers sud. Mais dans le nord… même les chats sont malheureux. À mon époque, on voyait des cafards, c’était le quotidien dans les appartements. Mais maintenant, il y a des rats énormes, qui ont l’air agressifs. Dans le film, Nora passe devant un grand bâtiment orange, aujourd’hui ils vont le détruire, mais quand j’étais plus jeune j’avais des amis qui habitaient là, on se mettait sur le balcon, on discutait, maintenant c’est délabré, les travaux ne sont pas faits, les ascenseurs fonctionnent une fois sur quinze. Les habitants des quartiers nord sont les abandonnés de la société, c’était un devoir de parler d’eux.

Marseille est aussi une destination à la mode. Comment cette nouvelle attractivité du centre-ville est-elle perçue par les Marseillais ?
Les Marseillais sont contents d’accueillir les gens, ils sont fiers de leur ville. La Bonne Mère, la mer, les gens sont joyeux, c’est ce que j’ai voulu retranscrire dans le film aussi. Les Marseillais sont quand même des bons vivants, pas stressés. Par exemple, quand on va prendre un café, si on oublie son argent, on nous dira que ce n’est pas grave, de revenir plus tard. Il y a de plus en plus de tournages, ça reste quand même une ville magnifique, un paradis dans certains endroits ! Et depuis les tours des quartiers nord, on aperçoit la mer.

Quels artistes marseillais aimez-vous ?
Je suis fan de Marcel Pagnol. C’est tellement bien décrit et poétique, il me fait rêver. Il y a cette ambiance italienne avec beaucoup de personnages, des histoires de cœur, de famille. Sinon, il y a beaucoup d’artistes à Marseille… Kenza Farah par exemple, qui a beaucoup de talent et qui vient aussi des quartiers nord. Il y a Soprano… et Zidane ! La base, Zidane. Et puis IAM. Je me rappelle, je les ai vus aux Victoires de la musique, je venais de commencer dans le cinéma et ils m’ont dit avec leur gros accent : « Marseille est fier de toi. » Ça m’avait beaucoup touchée, j’étais contente !