BRAVE PITT : itinéraire d’un bon gars du Missouri

Au départ, « un bon gars du Missouri » populaire, pétri de valeurs simples, amateur de rock à écouter fort et de virées en bagnole en gardant un œil sur le rétroviseur. À l’arrivée, c’est la star hollywoodienne qui a su le mieux passer le cap, forcément délicat, de la cinquantaine. L’acteur qui au fond vieillit le mieux. Ce 18 janvier, Brad Pitt revient en salles dans la nouvelle folie de Damien Chazelle : Babylon. Celui qui a commencé au cinéma en voyou blond donneur d’orgasmes dans Thelma et Louise est devenu l’incarnation d’une valeur refuge dans l’Amérique d’hier comme aujourd’hui : l’homme solide et pas très éloigné du proverbial cowboy. Quelqu’un qui sait très bien que, dans la vie, tout est question d’alternance entre « marcher droit sur la ligne » et prendre la tangente.

N.B. Cet article a été rédigé et publié en octobre 2019, avant les accusations de violences dont Brad Pitt fait l’objet. En octobre 2022, son ex-femme Angelina Jolie a déposé une plainte pour violences domestiques envers elle et leurs enfants pour un incident survenu en 2016.

Elle s’appelle Runaround Sue, en hommage au morceau de Dion DiMucci. C’est une Nissan 808, probablement un peu rouillée, qui crache du Led Zeppelin, Lynyrd Skynyrd et Jimi Hendrix, tandis qu’elle traverse sans freiner les plaines de l’Oklahoma, les tumbleweeds du Nouveau-Mexique puis le Grand Canyon. L’Amérique d’Est en Ouest, comme à l’époque de la grande conquête. Sauf qu’en cet été 1986, l’odyssée est personnelle ; le voyage, intime : Runaround Sue est pilotée par William Bradley Pitt, la vingtaine encore fraîche. Origine : Springfield, Missouri. Destination : Hollywood. Quelques mois, au minimum. S’il perce, tant mieux. S’il se casse les dents, le jeune homme sait déjà qu’il retrouvera son État natal, coincé entre le Kansas et le Kentucky, pour une carrière de journaliste ou de routier, comme son père. Trente-trois ans plus tard, Brad Pitt est davantage qu’une icône. Il a réussi l’équation impossible, le grand écart ultime : à l’image de Robert Redford et Marlon Brando, deux de ses modèles, l’acteur condense les statuts de star internationale – capable de faire rayonner un film au box-office de tous les pays du monde – et de comédien-auteur, en perpétuel renouvellement créatif aux yeux des critiques et cinéphiles. Deux pôles qui atteignent leur paroxysme en 2019 : dans le nouveau Tarantino, Pitt irradie torse nu au sommet d’un toit, et jusqu’à définitivement s’offrir son chapitre dans le livre des grandes (et belles) bêtes de jeu désinvoltes. À quelques centimètres seulement de Paul Newman, Marlon Brando ou Steve McQueen. Dans Ad Astra, chef-d’œuvre de James Gray, le natif de Shawnee dévoile une autre facette des résonances entre ses rôles et sa vie, en se livrant à la quête heurtée et métaphysique d’une ascendance égarée. 

Ad Astra (2019)

Bible, matelas et… pas mal d’alcool 
Le 18 septembre 2019, Brad Pitt est en duplex sur la chaîne CNN, pour la promotion de Ad Astra. Prêt à répondre aux questions de la journaliste star Christiane Armanpour, il a opté, comme souvent ces dernières années, pour une élégance nonchalante – chemise grise ouverte sur tee-shirt de la même couleur, casquette gavroche, fine barbe bien taillée. À propos de son divorce avec Angelina Jolie et sa consommation d’alcool à l’époque : « Ce que j’ai compris, c’est que je courais pour éviter les sentiments durs, douloureux. » Les sentiments durs, douloureux et la façon de les esquiver pour ne pas perdre pied ? « Ça peut être n’importe quoi, replace l’acteur d’une voix douce. De la drogue, de l’alcool, Netflix, des casse-croutes… » À propos des révélations de Gwyneth Paltrow, racontant un Brad Pitt capable de s’opposer au producteur Harvey Weinstein pour que ce dernier mette fin à ses harcèlements sur sa petite amie de l’époque : « À cette époque, je n’étais qu’un garçon des Ozarks sur le terrain de jeu… et c’est comme cela que nous avons été confrontés. Je voulais juste m’assurer que rien ne se passerait par la suite, car elle [Paltrow] allait faire deux films.  Une pause :Je pense que la chose intéressante est que pour nous, à Hollywood en particulier, la dynamique du lieu de travail, des hommes et des femmes est en train d’être recalibrée de manière très efficace, et attendue depuis longtemps. Je pense que c’est une histoire importante à raconter. »

Chez Brad Pitt, il y a toujours eu une constante. L’intime et les questionnements existentiels semblent en permanence à portée de main. Qu’il trône au sommet d’Hollywood au début des années 2000 ou qu’il fasse ses gammes dans les suburbs de Springfield à la fin des années 70. Déjà à l’époque, dans les plis de cette Amérique schizophrène typique des années post-Nixon, William Bradley mène une drôle de vie, entre petite starification précoce et cadre familial omniprésent, pétri de valeurs traditionnelles avec lesquelles il ne cessera de composer et de se débattre : mère conseillère d’orientation, père routier, religion baptiste appliquée à la lettre. Un quotidien tranquille dans l’ombre des imposants monts Ozarks, entre le Missouri et l’Arkansas, type Et au milieu coule une rivière au rythme de l’americana la plus paisible. Gens simples et ambitions modestes. Sauf que le visage de Brad ne rime pas avec anonymat. Dès ses premiers mois d’étude au sein de la bien nommée Kickapoo High School, il obtient malgré lui le prix de « l’élève le mieux habillé » ; quelques années plus tard, à l’université du Missouri, il pose torse nu pour le calendrier des élèves et enchaîne avec un strip-tease – partiel mais fort remarqué – lors d’une soirée d’une fraternité. Sorte de réplique de James Franco dans Freaks & Geeks, à la fois goguenard, charmeur et profondément vulnérable, l’adolescent prend progressivement conscience de son charisme, abandonne les cours de journalisme à deux semaines des partiels et cède à la tentation des grands espaces. Au volant de Runaround Sue, pied au plancher mais toujours un œil dans le rétro.  

Presque malgré lui, maudit par un physique et une prestance qu’il n’a pas choisis, celui que l’on n’appelle pas encore Brad Pitt s’extrait de son destin, s’arrache à sa condition de trucker en devenir, baptiste pratiquant flanqué d’innombrables marmots. Cette dualité, l’acteur va la porter comme une croix : il se voulait terrien, les circonstances l’ont fait aérien voire météorique, filant à travers un monde au sein duquel il fait immanquablement figure d’homme providentiel, à part. Dès ses premiers pas à Hollywood, loin des siens, alors qu’il alterne figuration dans des séries de seconde zone et aguicheur de clients déguisé en poulet pour la chaîne de fast-food El Pollo Loco, Brad Pitt ne peut s’empêcher de reconstituer presque immédiatement une famille, symbolique cette fois. « Brad vivait à West Hollywood à l’époque, un petit appart avec quatre colocs, raconte Phil Lobel, son tout premier manager, sourire Colgate à l’appui. Il dormait sur un matelas à même le sol, une bible posée à côté de lui. Il avait un bon groupe de potes, très soudés. La nuit, ils allaient souvent sur Sunset Boulevard, dans les bars ou assister à des concerts. » À l’époque, la jeune Elizabeth Daily vient de sortir l’un de ses premiers tubes, « Say It, Say It », et ne tarde pas à sympathiser avec l’équipée sauvage. « J’ai grandi dans ce monde, avec énormément d’acteurs qui sont aujourd’hui connus et reconnus, on a été à l’école ensemble et on a intégré l’industrie ensemble, raconte-t-elle. Sauf que Brad, c’était différent. Il était à part, très rationnel, simple. On voyait bien qu’il n’était pas de Los Angeles. Lui, c’était un gars du Missouri, un bon garçon, qui aimait s’amuser avec ses potes. » Et qui le fait bien : trips à Tijuana, pas mal d’alcool, beaucoup de musique et un peu de drogue. Très entouré, avec une aversion particulièrement prononcée pour la solitude. La vie de n’importe quel post-adolescent, qu’il aurait transposée de Springfield aux collines hypnotiques de la côte californienne. « Il me collait des sueurs froides, remonte Phil Lobel. Moi, je voyais son potentiel. Lui, ça ne l’empêchait pas de se barrer au Mexique et de m’appeler en me racontant qu’il avait failli être emporté par une vague de deux mètres. Je lui disais : “Putain, Brad, je t’en supplie, ne nous fais pas une James Dean !” »

Thelma et Louise (1991)

« Cool world » 
Loin du feu de paille, Pitt s’applique, prend des cours, peaufine son jeu et élargit sa palette. Comme à Springfield, il se veut bon élève. S’enchaînent couvertures de magazines pour ados et apparitions fugaces au cinéma. Puis un film, un seul, qui change tout : Thelma et Louise, de Ridley Scott, en 1991. En une quinzaine de minutes, Brad y séduit Geena Davis, la fait jouir et s’enfuit avec un énorme pactole, mèches blondes au vent. Très vite, trop vite peut-être, le jeune homme du Missouri accède à un statut qu’il n’a pas vu venir. Les propositions affluent, les fantasmes dont il est la cible aussi. Brad Pitt devient the next big thing. Pour autant, ses deux prochains projets seront déroutants : au lieu de poursuivre la conquête du box-office, il tient les premiers rôles de Cool World – un film essentiellement animé, à la Roger Rabbit, et définitivement fauché – et surtout de Johnny Suede, de Tom DiCillo. Le chef opérateur de Jim Jarmusch, devenu cinéaste, y raconte l’histoire d’un jeune rockeur paumé qui rêve de percer dans le monde de la musique, mais qui doit avant tout trouver les chaussures adéquates… « Brad avait clairement un plan, pose DiCillo. Il ne voulait pas être pris dans les tourments classiques d’Hollywood et il y est parvenu, il a fait les bons choix après le big hitJohnny Suede était une décision consciente, il voulait se construire une crédibilité indie. Je compare souvent la célébrité à une maladie dont on ne peut pas se dépêtrer. À Hollywood, on croise souvent des gens du sérail, dans la rue, avec des pancartes “regardez-moi, regardez-moi !” Brad ne faisait pas ça. Il avait une autre culture. Il a tout de suite voulu maintenir sa crédibilité dans le business tout en restant lui-même. Il était très inquiet de ça. Sa motivation première n’était pas d’être connu, mais d’être bon. » 

Durant le tournage de Johnny Suede, il impressionne l’équipe en accentuant encore davantage la dimension marginale du personnage principal, n’hésitant pas à salir ses habits et même ses sous-vêtements pour mieux entrer dans le rôle, quitte à abîmer son image de bellâtre distributeur d’orgasmes. « Il a carrément détruit le slip de Johnny ! se marre DiCillo. Brad a la capacité de se transformer. C’est rare chez les Américains, plus fréquent chez les Européens. En fait, il me fait penser à Mastroianni. Il n’avait pas peur de faire preuve de vulnérabilité, d’incarner quelqu’un de pas formé, en recherche de lui-même. Au contraire, il chérissait cette idée. Sous la classe et les beaux habits, la détresse… Il s’est clairement identifié à Johnny. » Déjà, avec le recul, la porosité entre la vie et l’écran est évidente. Dans Cool World, tourné presque simultanément, le déraciné du Missouri, téléporté au cœur d’une Californie désenchantée, joue le rôle d’un jeune militaire de retour chez lui. « I’m home », sourit-il au volant de sa moto, juste avant un accident dont sa mère ne sortira pas vivante et qui le propulsera dans une sorte de monde parallèle peuplé de drôles d’énergumènes. L’impossible reconnexion aux origines perdues le hanterait-elle dès le début des années 90, la gloire à peine esquissée ? Elizabeth Daily : « L’un des premiers objectifs de Brad, c’était simplement d’avoir une femme, des enfants et une belle vie. On n’avait pas une amitié typique d’Hollywood, c’était quelque chose de vrai. Il me semblait “réel”, et ce n’est pas le cas de tout le monde ici. » À mesure que la carrière de Pitt suit une courbe ascendante, ses relations sociales et amicales semblent se complexifier, voire se raréfier. Célébrité naissante et aspirations à la simplicité serait-elles inconciliables ? « Pendant le tournage, comme il détestait être seul, il a pas mal dormi à la maison, lance Ralph Bakshi, réalisateur de Cool World. Sa copine l’avait jeté de leur appart, reprend-il de sa voix de stentor. Donc on parlait de filles – beaucoup ! –, on conduisait dans sa voiture jusqu’au désert et on buvait des coups en parlant de la vie. C’était juste un gamin qui adorait jouer de la guitare et aurait voulu avoir le quotidien d’un mec de son âge. » Brad Pitt adore les virées avec Bakshi, de vingt-cinq ans son aîné. Le cinéaste est un outsider, comme lui et Tom DiCillo, et porte sur Hollywood le regard distancié de celui qui en a vu d’autres.

Johnny Suede (1991)

Avec ces deux films, Brad Pitt fait un pas de côté mais déjà, l’impitoyable industrie du cinéma le rattrape. Les transports sur le tournage de Johnny Suede sont généralement assurés par un producteur qui « n’avait sûrement jamais pris de douche » dans une bagnole minuscule. Jusqu’à un soir, quelques semaines après le début du projet. Tom DiCillo : « Je sors du plateau et je vois quatre limousines qui attendent Brad, son manager, son agent, son entourage… Et là je me suis dit : “Ah oui !… C’est parti pour lui, en fait !” Mais ça l’empêchait pas le matin d’être avec moi dans la voiture, de passer la journée à faire ce tout petit film. » Les deux hommes sont proches : ils portent en bandoulière un amour immodéré pour la musique. « C’était fondamental pour le personnage de Johnny, que l’interprète sache jouer de la guitare, raconte DiCillo, les morceaux sont simples, mais il fallait assurer. Brad l’a fait les doigts dans le nez. Et puis même au quotidien, il en écoutait beaucoup, pour se préparer à certaines scènes notamment. Je me souviens qu’à l’époque, son truc, c’était Stevie Ray Vaughan ou le Sun Sessions de Elvis. Il adorait. » Bakshi confirme : « Il adorait la folk et les années soixante et c’était un excellent guitariste. Suffisamment, en tout cas pour que ça ne me dérange pas de l’écouter en jouer. » Ado, William Bradley vénérait l’opéra rock Tommy signé The Who, mais aussi le Captain Fantastic d’Elton John. Plus mélomane que cinéphile. À l’issue du tournage de Cool World, Brad propose même à Bakshi de réaliser le biopic d’un musicien qu’il interpréterait. Et auquel, naturellement, il s’identifie : Chet Baker. Trompettiste de génie, estampillé « James Dean du jazz », rongé par la célébrité au point de sombrer dans la drogue, jusqu’à sa disparition précoce en 1988. « Brad comme Chet étaient très beaux !, tonne Bakshi. On adorait sa musique, tous les deux, et Brad était très emballé. La jeunesse, la rébellion, la sauvagerie, la mélancolie. Tout lui correspondait. Finalement, on n’a pas eu les droits des morceaux, donc le projet ne s’est pas concrétisé. Et Brad a pris un autre chemin. »

Hors de contrôle 
Un tout autre chemin même. 1997, Pays-Bas. Il faut faire la promotion du dernier projet en date, Sept ans au Tibet. Jean-Jacques Annaud, bientôt sur les écrans du monde entier. Tout est prêt pour la projection du soir : le cinéma, le tapis rouge, la conférence de presse dans la foulée et même les forces de l’ordre censées assurer la sécurité de l’événement. « Les gardes du corps de Brad Pitt trouvaient que la ville n’avait pas prévu assez de policiers, revit le réalisateur. Il n’y en avait que mille, me disaient-ils. » Jean-Jacques Annaud se rappelle très bien avoir éclaté de rire. Peut-être un peu trop vite : « Le soir de la première, on arrive à un croisement en voiture, poursuit-il. On voit une foule gigantesque qui court vers la limousine, et se met bizarrement dans l’idée de la soulever. Ils nous ont soulevés ! On est à 45 degrés dans la voiture. Brad me dit : “On fait quoi ?” J’ai dit : “On fait l’œuf.” On s’est foutus contre le siège avant, on a attendu que ça passe et que le chauffeur parvienne à se dégager. »

Sept ans au Tibet (1997)

En près d’un an de tournage, sur trois continents différents, Brad Pitt commence à avoir l’habitude de « faire l’œuf ». En Argentine, où la plupart des séquences de cette œuvre épique sur l’alpiniste autrichien Heinrich Harrer ont été tournées, il n’est pas rare que la police – à cheval – se mette à courser des paparazzis ou que des femmes crient « Bradou » dès qu’elles croient apercevoir une mèche des cheveux de Pitt. Cheveux qu’elles tentent d’ailleurs d’arracher si l’occasion se présente. « Elles voulaient cloner son ADN et avoir un enfant de lui ! raconte Jean-Jacques Annaud, encore sous le choc. La folie ! Ça je l’ai vu, des filles lui arrachaient les cheveux ! C’était un trophée. Sur le tournage, seule sa coiffeuse et moi pouvions lui toucher les cheveux. Et il fallait le prévenir que c’était moi ou elle qui allions le toucher, si on oubliait c’était direct le poing dans la gueule. À L.A., ses voisins, qui étaient pourtant des gens du cinéma, avaient percé des trous dans les murs pour passer des tubes d’endoscopes et l’espionner. C’est invraisemblable. Ma femme et moi, on hésitait même à venir manger avec lui le midi. De ma carrière, je n’ai jamais revu ça à ce point. Et Brad ne comprenait pas ce qu’il se passait puisque lui se voyait toujours comme un mec normal. Il détestait son image de sex symbol. Il me disait tout le temps : “Mais qu’est-ce qu’ils ont à me trouver beau ?” Je lui disais, “Brad tu es tout à fait charmant, et en plus de ça tu as une très jolie peau.” Il me disait : “Oh! arrête tes conneries Jean-Jacques, tu déconnes…” C’était la vérité ! » Avec le temps et les films, l’agréable banalité d’une vie anonyme s’est définitivement dissoute dans la frénésie des années 1990. Peu importe le nombre de coups de volant pour éviter la starification extrême, ou les contre-pieds dans le choix des rôles dramatiques, Brad Pitt est désormais une idole. Un mythe. Plus Chet Baker que Chet Baker. Son rôle le plus difficile: « Je suis le mec qui a tout. Je le sais. Mais je vous assure que quand vous avez tout, vous êtes ensuite seul avec vous-même, tente d’expliquer Pitt,  Je l’ai déjà dit, et je le redirai autant de fois qu’il le faut : ça ne vous aide pas à mieux dormir, et vous ne vous réveillez pas en vous sentant mieux non plus à cause de ça. » 

Et puis il y a l’argent. Beaucoup d’argent. Celui qui isole et cloisonne, oblige à vivre séparé du reste du monde. En plein tournage de Légendes d’automne, en 1993, Brad décide d’acheter une maison sur les hauteurs des collines californiennes, typique de celles construites en réaction à l’uniformité de la révolution industrielle : le soin du design pour renouer avec la singularité et la créativité. « La maison, c’est très important pour moi, commente Brad Pitt. Surtout maintenant que toute cette agitation prend encore plus d’ampleur et devient hors de contrôle. » Pour remplir la grande propriété, il adopte des animaux : des chiens, plusieurs lynx et jusqu’à quarante caméléons. On chasse le spleen et la solitude avec les moyens du bord, surtout lorsque les relations avec ses semblables deviennent impossibles. Même dans son parc pour ultra-riches, l’acteur fait figure d’exception : bus de tourisme devant l’allée, hélicos qui survolent sa baraque et intrusions de fans échevelés. Lorsqu’il tourne L’Armée des douze singes en 1994, à Philadelphie, une émission de radio ayant pour seul et unique but de le traquer est mise sur pied. L’objectif, avec récompense à la clé ? Pénétrer dans la chambre de l’acteur et lui chaparder un objet. Est-il seulement possible d’être à sa place dans la machine hollywoodienne ? Comme seule ébauche de réponse, il y a bien ces tatouages qu’il décide progressivement d’arborer. L’un s’affiche sous son coude gauche en lettres calligraphiées, et en français : « absurdités de l’existence »

Tout le monde a envie de devenir célèbre
Hors du cinéma, l’irrationnel laisse aussi sa marque dans ces années 1990 où Brad Pitt passe le cap de la trentaine. Ses amis sont moins nombreux, ses relations amoureuses plus bancales. Quand il se sépare de l’actrice Gwyneth Paltrow, il rencontre Jennifer Aniston et pense enfin tenir le grand amour de sa vie et pourquoi pas ce rôle de « family man » dont il a toujours rêvé. Au tout début du millénaire, c’est décidé, le couple va se marier et ils vivront heureux pour le restant de leurs jours. Le 29 juillet, jour de la cérémonie, les voisins du couple parlent d’une « guerre »  quand ils décrivent l’ambiance du quartier. Chaque invité doit signer un accord de confidentialité lorsqu’il met les pieds dans la fête. En cas de leak, c’est 100 000 dollars d’amende. Pour s’occuper de la sécurité de l’événement, Brad Pitt a engagé Moshe Alon, un ancien agent du Mossad qui s’occupait d’assurer les arrières de la légendaire Elizabeth Taylor ; et cette fois-ci, il est accompagné par plusieurs shérifs du coin. Pour ne prendre aucun risque, Brad Pitt demande même aux autorités du ciel d’interdire l’espace aérien au-dessus de la maison. Requête refusée. Dans une interview, la star semble vouloir mettre en garde : « Tout le monde a envie de devenir célèbre. Vous n’avez pas idée où vous mettez les pieds. »

Fight Club (1999)

Quand Tyler Durden prend un peu de repos du fight club dans sa baraque détrempée et branlante, il réfléchit à voix haute : « Je suis à l’université parce que mon père n’y était pas allé. Une fois que c’était fait, je lui ai demandé : “Et maintenant, quoi ?” J’ai 25 ans, et maintenant quoi ? » Brad Pitt en a dix de plus, mais les questionnements de son personnage ne le lâchent plus. Et maintenant quoi ? Lorsque David Fincher lui propose de rejoindre le film qui allait devenir culte, à la fin des années 1990, l’acteur aurait démarré au quart de tour. « Il a raccroché le téléphone dans la foulée et quatre minutes plus tard il frappait à ma porte, raconte le réalisateur. Je ne sais pas comment il a fait, j’habite dans un parc fermé, il n’a pas pu passer les gardiens et la sécurité aussi vite. » S’il se précipite, c’est qu’il semble voir dans l’adaptation du roman de Chuck Palahniuk une porte de sortie. Une fuite toute trouvée face aux « absurdités de l’existence ». Hollywood ne le laissera jamais tranquille, il en est presque sûr, mais rien ne l’empêche de se débattre. À l’époque, sa carrière prend des allures de défouloir : pour Fight Club et son anxiété face au monde moderne, Pitt tourne pendant plusieurs mois et se lie d’amitié avec Edward Norton. La dernière nuit avant la fin du tournage, les deux stars écoutent le classique O.K. Computer de Radiohead en boucle, jusqu’à quatre heures du matin. « L’homme le plus sexy du monde » chérit le lâcher prise, les bulles d’air au sein d’un monde qui n’en offre plus assez.

Brad enquille sur Snatch, piloté par le British Guy Ritchie, pour un cachet dérisoire par rapport aux standards hollywoodiens. Cette fois-ci, il met la barre un peu plus haut : sur le tournage, des acteurs plus ou moins amateurs côtoient des gitans, mi-professeurs de boxe à mains nues, mi-voyous. Les parties de poker remplacent le team building et la Guinness, l’eau minérale. Tous attendent la star multimillionnaire au tournant, et se préparent à le haïr. Pourtant, Brad Pitt ne pouvait pas rêver mieux. En quelques jours seulement, il fait partie de l’équipe et un paquet de mois plus tard, Bobby Frankham est même devenu son ami. L’ancien boxeur professionnel a été radié de la ligue depuis qu’il a frappé un arbitre en pleine rencontre à Wembley, en 1997. Sur Snatch, il coache celui qu’il appelle rapidement Brad. Quelque temps après le tournage, Pitt se rend même à la fête d’anniversaire de son nouveau camarade, au milieu des caravanes rassemblées à Watford, au cœur du Hertfordshire. Quelques Budweiser et un repas traditionnel de la communauté gitane plus tard, Pitt est assis sur un coin de mobil-home pendant que tout le monde partage quelques vannes et des récits excités de combats clandestins dans des cales de bateaux en mer du Nord. « Il n’était pas du tout coincé, il s’est bien entendu avec tout le monde et a profité de la soirée », commente pudiquement le champion déchu pour le journal local. Normal. Brad Pitt pourrait être heureux, il en est presque sûr. Pour garder le cap, et un contrôle total sur les projets pour lesquels il se prend de passion, la star crée sa propre boîte de production en 2006, Plan B Entertainment. 

L’Étrange Histoire de Benjamin Button (2009)

Son premier coup d’éclat une fois passé de l’autre côté de l’écran s’appelle Les Infiltrés, de Martin Scorsese. Suivront une vingtaine de projets parmi lesquels Tree of Life de Terrence Malick, Palme d’or au Festival de Cannes. Ou encore Moonlight de Barry Jenkins, Oscar du meilleur film. Comme traumatisé par son allure de « sex symbol », Brad Pitt tente des rôles où son apparence physique n’a plus aucune importance. Dans L’Étrange Histoire de Benjamin Button de David Fincher, il est même numérisé pour être rajeuni à l’extrême. Ici, c’est aussi la peur panique de la solitude qui refait surface ; cette sensation d’être en décalage avec le monde, dans un autre espace-temps qui obéit à ses propres règles. Jean Dujardin se souvient d’une rencontre avec l’icône, en marge des Oscar 2012, sous une tente pour fumeurs parias : « Pour l’aborder, je me mets à lui parler de son installation en France. À l’époque, il venait de s’acheter sa baraque dans le Var. Je lui dis: “Alors ça va, la Provence ? sympa ?” Et lui, en français avec un gros accent : “La France, sympa, oui, mais… euh… j’ai besoin d’amis…” Brad Pitt qui te dit “j’ai besoin d’amis”, seul dans une petite tente noire, et tu penses : la solitude de ce gars, quand même… ! »

Le bouledogue Jacques 
Pour contrer sa condition, renouer avec une certaine forme de normalité, Brad adore parler de textures, de matière, de grain et de bois. De sa passion pour l’architecte Frank Lloyd Wright aussi, du design des bâtiments qu’il aime débusquer dans certains quartiers de L.A. Ces lieux, il en a découvert une partie avec son père lors d’un road trip au début des années 2000. Pitt père et fils remarquent le peu de charme des nouvelles constructions, devenues purement fonctionnelles et froides comme un « mall. » Ils décident de réagir et lancent un projet immobilier pour mettre au point une cinquantaine d’habitations. « Nous allons construire quelque chose où tout le monde aura de la lumière et de l’espace. » Pour ne pas s’arrêter là, l’acteur en profite pour organiser une grande conférence réunissant les stars de l’architecture pendant trois jours à Los Angeles, et va prêter main forte après le passage de l’ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans. Sur son temps libre, il préfère faire de la poterie. Parfois seul avec son bouledogue – Jacques – ou avec des amis, comme Leonardo DiCaprio. Tout pour se vider la tête. Jusqu’au milieu des années 2010, il a bien eu une famille à lui et un couple heureux formé avec Angelina Jolie, mais ça n’a pas marché. Encore une fois. Jean-Jacques Annaud, fataliste : « Brad est un “family man” : à l’époque il voulait absolument fonder un foyer. Moi je travaille avec ma femme, et ça le fascinait de voir qu’on pouvait bosser en harmonie avec sa compagne. Il avait un besoin fondamental d’une union sérieuse. Grandes valeurs morales, Brad ! Et ça m’attriste de voir qu’il est comme frappé par la malédiction de la célébrité. C’est terrifiant. » Le bonheur est-il seulement possible, quand on s’appelle Brad Pitt ? E.G. Daily n’a plus vu l’acteur depuis de longues années, même s’ils vivent dans la même ville. « J’espère qu’il va bien, pose-t-elle, comme en suspens. À l’époque, quand il doutait, il prenait sa vieille voiture et partait en road trip dans le désert, pour se remettre à l’endroit. Je suis sûr qu’il le fait encore. » Et cette question, symptôme d’une angoisse increvable : aujourd’hui, où est garée Runaround Sue ?

Tous propos recueillis par A.C. et L.M., sauf ceux de Brad Pitt et David Fincher, tirés de Brad Pitt: A Reluctant Leading Man de Sophie Lees.

Article paru dans Sofilm n°74.