BRUNO REIDAL : « Comment on porte une tête qu’on vient de couper ? »

En 1905 dans le Cantal, un enfant en décapite un autre. Pourquoi ? Comment ? Vincent Le Port en tire son premier film : Bruno Reidal. Plongée d’un cinéaste dans la psyché d’un meurtrier.

Vous montrez le meurtre deux fois. D’abord hors champ, pour le premier plan du film ; puis plein cadre, un peu plus tard. Pourquoi ?
Au scénario, le film commençait juste après le meurtre, avec la fuite et les aveux de Bruno. Puis, le monteur a eu l’idée de commencer avec ce premier plan. On voulait être très clairs sur ce qu’allait être le film : l’histoire d’un enfant qui en décapite un autre. C’est comme un pacte passé avec le spectateur : voici ce dont est capable l’homme dont vous allez découvrir l’histoire et l’intériorité. On ne triche pas.

Et la deuxième fois ? La question de l’ellipse ne s’est jamais posée ?
Même au montage, ça n’a jamais été questionné. C’est une question d’honnêteté. On peut en avoir marre des films qui suivent à la trace des meurtriers et dès qu’il y a un crime, c’est hors champ avec une main qui tombe dans un cadre bien serré ou en ellipse. C’est trop facile de ne pas briser l’empathie en ne montrant jamais ce que les gens font. Il faut se confronter à cette irrationalité, à cette barbarie. Donc là c’est montré sur la durée et de manière frontale, en plan fixe, sans musique, ni champ-contrechamp.

Quelle est l’envie première ? Faire le portrait de Bruno Reidal en particulier ou d’un quelconque meurtrier ?
À l’origine, j’avais un projet sur un tueur en série que j’étais en train d’inventer, une sorte de transposition actuelle du mythe du Minotaure. Puis j’ai découvert l’existence de Bruno Reidal et il y a eu une sorte de fascination, je dois bien l’admettre. Un gosse qui veut devenir prêtre et finit par décapiter un enfant de douze ans… J’ai mis tout le reste de côté.

Toute l’enquête, l’incarcération, les réactions des autorités et villageois sont éludées. C’est un choix fort…
Parce que c’est plus l’individu que le meurtre qui m’intéresse, tout simplement. C’est presque un teen movie ! Évidemment, c’est exacerbé par le meurtre. Mais je crois que ça vient dans un second temps. Je voulais avant tout parler des pensées qui traversent un enfant puis un adolescent et enfin un jeune adulte, Bruno étant filmé à trois âges de sa vie. Pendant plus d’une heure quinze, le film c’est le portrait d’un gamin qui va à l’école, à la ferme et qui se masturbe…

Quelles recherches avez-vous menées ?
Je me suis concentré sur ses mémoires, extrêmement bien écrits, jamais édités mais trouvables dans des archives à Lyon. Et puis aussi, les rapports des médecins qui sont foisonnants. Ce qui est bien, c’est que les deux fonctionnent ensemble, tout est cohérent et complémentaire. J’ai fait une sorte d’adaptation littéraire avec mes deux évangiles. Jusqu’au meurtre, très fidèle : dans ses mémoires, il raconte qu’après la décapitation il a porté la tête et l’a tenue entre ses mains une dizaine de secondes, avant de la jeter sur le côté. Et les médecins ont noté qu’il a frappé entre la deuxième et la troisième vertèbre. C’est ce qu’on voit à l’écran. Ni plus, ni moins. Après oui, on se pose des questions très pragmatiques : comment on porte une tête qu’on vient de couper ? Par les cheveux, le cou ? Il a fallu se projeter (rires)… Et je précise que j’ai absolument refusé de voir des vidéos de décapitations réelles, trouvables en ligne en deux clics. Je ne suis pas du tout là-dedans.

Y a-t-il le risque, avec un projet de ce type, de développer une trop grande proximité avec son sujet ? D’être dans la complaisance ?
Bien sûr. C’était le grand danger, d’autant plus qu’à plein de moments, le personnage m’émeut et me touche. Faut que je sois honnête avec moi-même. C’est même pour ça que j’ai mis le projet de côté pendant un temps. J’avais peur de ne pas avoir la maturité nécessaire, de prendre le spectateur en otage. Et puis, je n’avais pas trouvé le ton. Était-ce de la farce, genre Schizophrenia ou Lars von Trier ? Est-ce une enquête ? Il m’a fallu du temps, du dosage, de l’équilibre.

Pour quelle approche formelle avez-vous finalement opté ? Le film semble être une émanation presque clinique de Bruno Reidal et du ton de ses mémoires…
C’est ça. Même si « clinique », je n’en suis pas sûr. On me le dit souvent et ce n’est pas ce que je ressens : Bruno était lucide et plein de pulsions, d’apparence très froide et impassible certes, mais au fond de lui ça bout. Il est même parfois scolaire, et le film peut l’être par endroits ! Je voulais cette cohérence, jusqu’au bout. J’espère en tout cas que le film est en mouvement, presque en questionnement, comme Bruno l’était. Épuré mais pas clinique !