CE PLAISIR QU’ON DIT CHARNEL de Mike Nichols

À l’été 1971, pendant que la publication des Pentagon Papers met à mal l’administration Nixon, Mike Nichols fait monter la température d’un cran dans les salles obscures avec Ce plaisir qu’on dit charnel, satire anti-érotique d’une Amérique misogyne qui résiste encore et toujours à l’envahisseur féminin. Cruel, drôle et terrifiant à la fois.

Trop vieux pour faire la bringue avec Scorsese, trop jeune pour trinquer avec les flibustiers du Vieil Hollywood, Mike Nichols a eu la malchance d’appartenir à une génération de cinéastes « de l’entre-deux ». Son premier film, le sulfureux Qui a peur de Virginia Woolf ? (1966), donne des sueurs froides aux censeurs pudibonds, un an avant que Bonnie & Clyde ne braque la Ligue de décence catholique. Vient ensuite Le Lauréat (1967), portrait mordant de la middle class américaine dont le mode de vie ne fait plus rêver grand monde à l’heure des paradis artificiels. Nichols prépare alors gentiment le terrain à ses fossoyeurs. Approchant de la quarantaine, célibataire et chauve comme un genou, l’ancien prodige de Broadway se sent plutôt des affinités électives avec le dessinateur Jules Feiffer. Le cartoonist biberonné aux strips des années 30brocarde chaque semaine la société américaine dans les pages du Village Voice. En 1970, Feiffer, d’humeur badine, propose à Nichols d’évoquer sur les planches « ce qui se passe entre un homme et une femme avant, pendant et après qu’ils ont couché, et ce pendant plusieurs années ». Le titre ? True Confessions. On y parle capote, onanisme et gros tétons. Pas vraiment le genre de soupe qu’on sert à Hollywood. Pourtant, Nichols sait qu’il tient là son prochain « film cochon». Après tout, c’est bien lui qui a réussi à placer un « fils de pute » bien senti dans la bouche de Liz Taylor. On ne lui refuse même plus le très convoité final cut pour lequel suera sang et eau son cadet Francis Coppola…

Homo libidinosus
Ce plaisir qu’on dit charnel
parle de sexe « comme aucun autre film américain grand public avant lui », écrit Linda Williams dans son essai Screening Sex, une histoire de la sexualité sur les écrans américains. Mike Nichols braque sa caméra sur deux spécimens d’homo libidinosus, des années fac à la quarantaine bien tassée. D’un côté, Jonathan, un sémillant baratineur porté sur les gros seins et les vierges. De l’autre, Sandy, l’ami un peu godiche précipité presque malgré lui dans l’âge d’homme. Enserrés dans un dispositif bergmanien rigide (longs plans séquences, monologues face caméra, palette chromatique fadasse), les deux protagonistes discourent de leurs fantasmes érotiques dans l’immédiat après-guerre, de leurs expériences coïtales au mitan des années 60, puis de leur masculinité menacée par le féminisme émergent dans l’Amérique du Summer of Love. Pour Jonathan, Mike Nichols songe à un acteur de série B qui a volé la vedette aux deux hirsutes d’Easy Rider : Jack Nicholson. Jules Feiffer doute qu’un « type avec un accent de plouc » puisse interpréter un « juif du Bronx ». Pourtant, ce Nicholson-là « va devenir l’acteur le plus important depuis Brando », selon le réalisateur. L’œil vicelard, le sourire diabolique, Gentleman Jack, privé de marie-jeanne le temps du tournage, hystérise chaque scène de son indomptable énergie, sans jamais voler la vedette à son partenaire-tampon, Art Garfunkel. Plus effacé, le chanteur lui oppose une sérénité d’angelot sous les traits de Sandy. Face à ces deux mâles alpha, « celles qui écoutent » : Susan (Candice Bergen, WASP évanescente) et Bobbie (Ann-Margret, pin-up presleyienne dans le rôle de « la femme aux gros nichons »). Épouse discrète reléguée au foyer avec ses enfants, la première cède très vite sa place à des maîtresses de plus en plus jeunes à mesure que son conjoint, Sandy, explore sa libido ronronnante. La seconde, mariée à Jonathan, noie son blues de desperate housewife dans un cocktail de cachetons. Une anesthésie domestique que lui reproche d’ailleurs son hâbleur de conjoint, bientôt frappé de problèmes érectiles.

Pas érotique pour un sou, Ce plaisir qu’on dit charnel ébranle à sa sortie un public américain pas encore prêt à livrer son anatomie au scalpel. Un petit phénomène de société qu’on relègue alors ici et là aux salles porno, un an avant que des spectateurs émoustillés ne s’y engouffrent le cœur léger pour s’encanailler devant les prouesses buccales de Linda Lovelace dans Gorge Profonde. Mike Nichols avait une fois encore débroussaillé le chemin…