CINEMA ECOLO À TROYES : chronique d’une discorde

Cette année, les 14 et 15 septembre, le festival de Contis (dont Sofilm est partenaire) organise la 3ème édition de ses journées européennes, avec notamment au programme la table ronde « Creative Green Cinema », à laquelle participe Anne Faucon, directrice d’un projet de salle écolo dans la région troyenne. Le réseau Utopia bataille depuis plusieurs années pour faire sortir de terre un « éco-ciné » novateur. Si les conditions économiques et sanitaires le permettent, mais surtout si le baron local, François Baroin, cesse d’y mettre des bâtons dans les roues… Chronique d’une discorde qui pose une question toute simple : quel cinéma voulons-nous pour demain ?

« C’est dommage, il y avait quand même de jolis graffitis », admet Anne Faucon, derrière une immense fenêtre vide de tout carreau. Bientôt, ce grand hangar disparaîtra, et avec lui, ces peintures à l’aérosol sur les murs au pied desquels trônent quelques tessons de verre et autres canettes de bière. En vérité, Anne Faucon se réjouit de pouvoir prochainement projeter, au même endroit, d’autres couleurs et d’autres images – des images en mouvement. C’est elle qui porte le projet de cinéma qui sera construit en lieu et place de cet ancien garage militaire où l’on réparait autrefois les camions revenus du front. Il en coûtera d’ailleurs 35 000 euros, simplement pour désamianter les lieux. Une opération qui s’inscrit dans le cadre plus global d’un éco-quartier, avec ses logements sociaux, ses bureaux, son parc et toutes les infrastructures afférentes au confort moderne – un « véritable petit Central Park » prédit, enthousiaste, la future directrice du cinéma. Remplacer l’ancienne caserne du Moulinet, grande de 17 hectares et abandonnée par l’armée en 1989, voilà qui était devenu une priorité pour la commune de Pont-Sainte-Marie (Aube), dans l’agglomération troyenne : « On était en train de se transformer en banlieue-dortoir, avec une population vieillissante. On veut pouvoir offrir des équipements structurants pour faire venir des familles plus jeunes et redynamiser le territoire », détaille le maire, Pascal Landréat, élu à la tête de la ville depuis 2001. Et rien de tel, pour cela, qu’un cinéma au milieu d’un petit écrin de verdure refait à neuf.

Mais attention, hors de question de bétonner tout ça de façon bête et méchante : « Le développement durable est à la base de tous nos projets », clame l’édile de cette commune de 5 200 habitants, notamment pionnière dans le développement de « l’hippomobilité » (traduction, à Pont-Sainte-Marie, la collecte des déchets ou l’arrosage des espaces fleuris se font donc à cheval). Alors, pour ce petit cinéma de 4 salles et 298 places au total, ils ont vu les choses en grand : grâce à son ossature en bois, ses murs en terre crue et son isolation en paille – le tout issu de filières locales –, la construction du bâtiment se veut au maximum « décarbonée », tandis que d’importantes études ont été menées en parallèle sur le volet énergétique. Au point d’en faire le premier cinéma dit « à énergie positive », grâce à l’inertie thermique du bâtiment et par le recours aux énergies renouvelables, avec un chauffage en biomasse notamment – sans oublier des projecteurs moins gourmands (laser 2K, 8SLP). Une ambition environnementale qui n’épargnera personne, puisque des toilettes sèches sont également au programme, avec « valorisation des urines »… Ajoutez à cela la récupération des eaux de pluie et un espace de compostage fidèle à la logique du « zéro déchet », et vous obtenez le parfait prototype d’un véritable « éco-ciné », tout premier du genre en France. « La révolution écolo ne doit pas s’arrêter aux portes du cinéma », justifie fièrement Anne Faucon.

À 54 ans, la future gérante croit tellement au projet qu’elle envisage déjà son déménagement, depuis la région toulousaine où elle vit aujourd’hui. L’averse qui inonde les plaines du pays d’Othe, ce mardi 6 octobre, ne semble pas de nature à la décourager : « Vous connaissez le dicton : “une ville où il pleut est une bonne ville pour le cinéma” ! », assure-t-elle de son accent chantant. Jusqu’alors, les résultats du seul cinéma installé en ville, un complexe CGR de 14 salles pour 2264 sièges, la font pourtant plutôt mentir : « Un film comme Les Misérables fait nettement moins d’entrées à Troyes que dans des villes à taille et sociologie équivalentes. Il n’y a pourtant aucune raison pour qu’il n’y ait pas un public aussi ouvert et avide de cinéma qu’ailleurs ! », rapporte Jean Labadie, à la tête du distributeur Le Pacte. Autre exemple : lorsque la Palme d’or Parasite comptabilise 1281 entrées sur Troyes, en 2019, elle fait plus de trois fois plus à Valence (4115 entrées), à démographie comparable. À qui la faute ? Sans doute à l’offre cinéma, extrêmement pauvre. En matière d’infrastructures, d’abord : un seul cinéma dans une agglomération de 170 000 habitants, c’est peu. Pis, dans la région, pas d’autre cinéma que le CGR à 40 kilomètres à la ronde. Avec seulement 4 cinémas et 21 salles, le département de l’Aube se révèle l’un des moins bien équipés de France, avec une densité d’environ un fauteuil pour 80 habitants lorsque la moyenne nationale tourne à 1 pour 57.

© Simon Bournel-Bosson

Une odeur de sucre…
Quant au seul disponible à Troyes, le CGR, il n’a pas l’air de tout à fait satisfaire les cinéphiles locaux. Projectionniste, impliquée dans une association d’éducation à l’image, Noémie habite à une demi-heure de Troyes et raconte sa frustration : « Je me souviens de l’air consterné, une fois, au guichet : “Je vous préviens, le film est en V.O…”, comme si c’était une tare ! C’est simple, si l’on est fan de films qui sortent un peu de l’ordinaire, il faut aller à Paris… Au CGR, s’ils passent un ou deux films d’art & essai par semaine, c’est le grand maximum – et tant qu’à faire, ils mettent ça le matin ! » Marcelo, fringant architecte troyen de 98 ans, monte vite en pression pour critiquer ce massacre culturel : « Les jeunes ne se nourrissent plus que de films de merde, produits par l’industrie américaine. C’est un cercle vicieux, moins il y a des choses intéressantes, plus on s’habitue à du mauvais cinéma, et plus on perd l’habitude d’y aller… » Pour renverser la tendance, un « collectif de soutien pour l’implantation d’un cinéma Art et Essai » était né, en 2018, sous l’impulsion d’Anna Zajac, élue communiste à la ville de Troyes, un petit bout de femme pétrie de détermination pour offrir autre chose que « cette odeur de sucre » à l’entrée du cinéma de sa ville.

Forcément, toute cette petite bande se réjouit de l’arrivée du nouveau cinéma, au potentiel évalué à environ 100 000 entrées par an. D’autant qu’il promet une programmation différente, fidèle aux ambitions du réseau Utopia, né en 1976 avec une première salle en Avignon, lorsque quelques soixante-huitards épris de la bobine se lancent le pari fou de reconvertir une église, désaffectée, elle aussi. Le réseau défend une certaine idée du cinéma, à la fois exigeante et populaire, sans pop-corn ni 3D. L’arrivée d’un Utopia dans le Nord de la France (jusqu’alors, aucun ciné de ce réseau n’avait franchi la ligne Bordeaux-Avignon) constitue donc une excellente nouvelle pour Jean Labadie : « Je connais bien leur façon de travailler, très personnalisée. Il y a un goût Utopia : ils ne s’interdisent rien, et ne s’obligent pas à passer les grosses productions. Au final, ça donne une programmation souvent culottée, qui plaît aux spectateurs ! » C’est ce qu’Anne Faucon décrit comme « un cinéma de proximité » : « Ce sont des liens de confiance avec le public. Comme quand on va chez un caviste, et qu’on lui demande comment accompagner une blanquette : à Utopia, on discute, on apprend à comprendre les goûts et à bien conseiller… »

Sauf que voilà, à Troyes, le pouvoir de François Baroin, à la tête de la ville depuis un quart de siècle, est loin de vaciller. Il vient d’être réélu dans des chaussons, dès le premier tour des dernières municipales, à 67 %. Il suffit d’enlever une lettre pour désigner Baroin par son vrai titre, grincent les opposants. Or, problème, le baron local ne semble justement pas très favorable à ce nouveau projet de cinéma, qui devait initialement se situer au cœur de son propre territoire, juste derrière la gare de Troyes. La proposition des cinéphiles, formulée par courrier en janvier 2018, est restée lettre morte. « Il y a effectivement eu une demande de mise à disposition d’un terrain, mais celui-ci a finalement été attribué à un autre projet, à vocation plus économique. Il y a d’autres choses à faire sur un lieu aussi stratégique, à une heure trente porte-à-porte depuis Paris », reconnaît-on du côté de la mairie. Rien de très surprenant, à en croire l’ancienne conservatrice du musée d’Art moderne, Béatrice Tabah : « Baroin n’a jamais eu la moindre politique culturelle pour Troyes, ni fait semblant d’en avoir une », résume-t-elle.

« CGR est un très joli pôle… »
Mais pourquoi, alors, s’en prendre au voisin de Pont-Sainte-Marie, après que celui-ci s’est positionné pour récupérer le projet ? C’est que le baron a plus d’un tour dans son sac : il tient les cordons de la bourse, et le cinéma Utopia doit obtenir un soutien financier préalable de la métropole troyenne, pour ensuite décrocher des aides publiques à la construction. Refus net et catégorique. « C’est invraisemblable, c’est comme si on demandait au petit pêcheur artisanal d’avoir l’aval du grand chalutier… », s’insurge le maire de Pont-Sainte-Marie, qui abonde de son côté à hauteur de 470 000 euros sur les 2,9 millions d’euros que doit coûter l’opération au total. Pour les défenseurs du projet, le pouvoir de nuisance de Baroin ne s’arrête pas là : comment expliquer autrement le revirement de bord du CNC, en 2019 ? En juillet, le CNC convenait ainsi volontiers par courrier « de l’intérêt cinématographique du projet, qui permettra de développer la fréquentation, et de son intérêt en termes de diversité de l’offre, en développant une offre art et essai peu présente dans l’agglomération ». Mais quelques mois plus tard, en décembre 2019, patatras, le même CNC refuse finalement d’attribuer la subvention demandée, regrettant « que le projet, situé en périphérie, soit à rebours des politiques publiques actuellement menées pour la revitalisation des centres-bourgs » et « s’interroge sur l’articulation de l’activité art et essai de ce nouveau projet avec le multiplexe de Troyes […] et sur l’évolution de l’offre dans la zone »… Anne Faucon en est tombée de son strapontin. Contacté, le CNC n’a pas souhaité réagir. Pour Pascal Landréat, cela ne fait aucun doute : « Il y a eu pression sur le CNC. »

Mais pourquoi Baroin mettrait-il autant de zèle à empêcher la construction de ce nouveau cinéma dans sa région ? Existerait-il un deal particulier avec CGR, pour limiter la concurrence qui pourrait faire de l’ombre au 3e exploitant national, comme aiment à le croire les partisans d’Utopia ? Sollicité sur ce dossier, la mairie de Troyes s’amuse à renvoyer directement vers la métropole. Où le nouveau vice-président en charge de la Culture, Didier Leprince, reçoit le teint hâlé et la voix rocailleuse, dans une veste de costard légèrement brillante et ouverte sur un petit châle d’été. Si l’homme peut avoir, sans les lunettes, de faux-airs de Robert De Niro, cela semble bien son seul lien avec le cinéma. « Moi, je ne viens pas du milieu culturel, je suis plutôt un homme du sport », assume-t-il sans détour, la soixantaine affûtée. Sa ligne de défense est simple : la métropole n’a pas de compétences en culture (à comprendre dans tous les sens du terme, donc), elle ne peut financer un tel projet. CQFD. Quant au manque d’offre cinématographique, il le réfute tout aussi franchement : « D’où vient ce discours ?! CGR est un très joli pôle, mon épouse y va toutes les semaines, et elle n’a pas l’air de s’ennuyer, même si moi, ça m’arrive de m’endormir ! », sourit-il, confiant, tout en tapotant deux-trois messages sur son portable. L’homme est pressé et congédie poliment, non sans avoir proposé de partager une coupe de champagne. Il est midi, l’heure de la pause kite-surf. Du côté d’Utopia, on va devoir patienter encore quelques mois avant de trinquer. Mais sur le long chemin jusqu’à la première projection, envisagée initialement pour la fin 2021, une lueur d’espoir : le 23 octobre dernier, le permis de construire a été définitivement validé. Officiellement, à condition de trouver les fonds nécessaires, rien ne s’oppose plus à la construction du bâtiment. N’en déplaise au baron.

RENCONTRE « CREATIVE GREEN CINEMAS »
le 15 septembre à 14h – Ouvert au public
Animée par Agnès Salson (La Forêt Electrique, Toulouse) Avec : Debbie Bell (HOME, Manchester), Anne Faucon (Utopia, Pont Sainte-Marie), Stéphanie Vigier (CINA, Nouvelle-Aquitaine)

Pour participer, inscrivez-vous gratuitement par mail en écrivant à mathias.fournier@festivalcontis.fr.

Toutes les infos sur le festival et l’événement : https://festivalcontis.fr/journees-europeennes-programme/