LES CINQ DIABLES de Léa Mysius

Nouveau jalon du cinéma de « la nouvelle chaire », Les Cinq Diables prolonge en odorama le voyage intime et temporel entamé par Céline Sciamma dans Petite Maman l’an dernier, archéologie sensorielle qui sous-tend l’œuvre de sa réalisatrice Léa Mysius. Inutile de se pincer le nez devant cette variation cronenbergo-resnaisienne : ce grand cru chatouille délicieusement les narines.

Il n’aura fallu que cinq ans à Léa Mysius pour devenir une habituée de la Croisette. Un premier long-métrage à la Semaine de la Critique (Ava) en 2017, l’année même où un scénario co-signé avec Arnaud Desplechin (Les Fantômes d’Ismaël) faisait l’ouverture du Festival de Cannes. Un an plus tard, l’écriture du documentaire Samouni Road de Stefano Savona la propulsait à la Quinzaine des Réalisateurs. Rebelote en 2019 avec Desplechin grâce à Roubaix, une lumière, cette fois en compétition officielle, une catégorie qu’elle taquinait encore l’an dernier en écrivant Les Olympiades pour Jacques Audiard.

Ce quinté gagnant nous mène droit à son second long-métrage, Les Cinq Diables, présenté cette année à la Quinzaine. Une odyssée sensorielle filmée sur les hautes cimes enneigées de l’Isère. Léa Mysius braque sa caméra sur une petite fille, Vicky (Sally Dramé), qui a une passion aussi simple qu’inhabituelle : mettre en bouteille les parfums qui embaument notre cosmos. Moins alchimiste qu’apprentie sorcière, l’enfant prodige entame un voyage fantastique dans le passé de sa mère, Joanne (Adèle Exarchopoulos), en essayant de reproduire l’arôme de « whisky tourbé » de sa tante paternelle, Julia (Swala Emati), une « gouine diabolique » précédée d’un parfum de soufre. Avec son programme rimbaldien, Les Cinq Diables invite au dérèglement des sens en même temps qu’il interroge sur la circulation du désir dans une géographie circonscrite : un gymnase, un lac, un appartement, etc. Des flashbacks hallucinés aux panoramas à couper le souffle, Léa Mysius bâtit sa propre cosmogonie par l’agrégation de mythes empruntés à la littérature (Jim Harrison, une référence assumée par la réalisatrice) comme au cinéma (on pense beaucoup à Twin Peaks et à Shining) et à la psychanalyse.

Les Cinq Diables fait aussi des appels du pied à David Cronenberg, décidément très convoqué à Cannes depuis un an. Ici, chaque personnage se cherche une « nouvelle chair ». Ainsi de Joanne qui enduit son corps d’une crème chauffante avant de nager dans les eaux glaciales d’un lac, ou de sa collègue grande brûlée, Nadia (Daphné Patakia), victime sacrificielle d’une passion ardente. Vicky, elle, a tout simplement sa mère dans la peau. « Est-ce que tu m’aimais avant que j’existe ? ». La question distille une touche de surréalisme à la Resnais (Je t’aime, je t’aime), trouvant d’ailleurs un curieux écho dans la dernière réplique des Herbes Folles prononcée, elle aussi, par une petite fille : « Maman, quand je serai un chat, je pourrai manger des croquettes ? ». Au lieu de croquer à pleines dents dans une madeleine de Proust, Léa Mysius invite à humecter son parfum pour mieux se perdre dans une « forêt sensorielle » où l’héroïne de Petite Maman retrouvait d’ailleurs sa mère au même âge qu’elle. La boucle est bouclée…