Claude LANZMANN : « Il faut toujours nuancer avec la Corée du Nord »

– Claude LANZMANN : « Il faut toujours nuancer avec la Corée du Nord » –

L'immense Claude Lanzmann s'est éteint à l'âge de 92 ans. L'année dernière, il présentait à Cannes Napalm, son avant-dernier film où il revient sur deux voyages en Corée du Nord, en 1958 et 2015, et une incroyable histoire de fuite avec une infirmière. L’occasion pour le réalisateur de Shoah de nous raconter ses souvenirs de l’Asie communiste… Propos recueillis par Fernando Ganzo. Photos : Samuel Kirszenbaum

 
Certaines personnes ont été choquées par vos propos sur le régime nord-coréen dans Napalm
Je les aime bien, d’une certaine façon. On ne comprend rien à ce pays si on laisse de côté la guerre, où l’on a vraiment voulu détruire la Corée du Nord – et ils ont presque réussi. Leur travail de reconstruction de la ville de Pyongyang, on n’y croyait pas du tout, mais ils l’ont fait. Ça donne un lieu très étrange, monumental et vide. Alors qu’en 58, lors de mon premier séjour sur place, ce n’était pas monumental : c’étaient des ruines, essentiellement, mais elle était beaucoup plus vivante que maintenant. Aujourd’hui, Pyongyang est une ville sans vie, dans un sens.
 
Mais là-bas, vous n’avez pas vraiment eu une liberté de déplacement, la vérité de la ville on ne peut que l’imaginer, non ? C’est pour ça qu’il faut toujours nuancer quand on parle de ce pays. On ne peut même pas parler aux gens…
 
Napalm revient sur ce voyage en 1958, période Kim Il-sung, et aussi sur votre dernière visite, en 2015, déjà avec Kim Jong-un, mais le film parle moins de votre séjour en Corée du Nord en 2004, quand le pays était toujours sous Kim Jong-il… Ça, c’était vraiment infernal. Ils sortaient d’une terrible famine, avec des milliers de morts. Ils avaient d’ailleurs demandé de l’aide à l’ONU. Aide qui a été accordée et sans laquelle je ne sais pas comment ils auraient pu s’en sortir. À la différence de mon voyage en 58, où j’ai pu rencontrer Kim Il-sung, je n’ai pas pu voir Kim Jong-il. Ils accordaient les visas par groupes. Je me suis donc retrouvé avec un groupe d’Anglo-Saxons. Ils avaient l’air de touristes, ce qui est un peu bizarre, car ce n’est pas la première destination de vacances qui vous vient à l’esprit. Il y avait même une famille avec des enfants. Ils étaient tous fous de joie et de bonheur. Ils admiraient tout, sans rien connaître de la Corée d’avant. Je ne les comprenais pas… On avait deux minibus : un pour tous les anglophones et un pour moi tout seul, avec un interprète à moi tout seul. J’ai demandé pourquoi faire ça alors que je parle anglais couramment, c’était quand même bizarre. « Ce sont les ordres ! » Finalement, on nous remet tous ensemble et on nous fait un discours pour dire que les Coréens sont un peuple très hospitalier mais qu’ils n’aiment pas voir les étrangers, et que c’est pour ça qu’on n’en verrait pas.

 
Pyongyang avait déjà beaucoup changé ?
Oui, en 58 il y avait juste une avenue reconstruite, tout le reste était en ruines. En 2004, la ville était déjà reconstruite, comme on pouvait voir depuis le minibus. On nous a finalement tous amenés dans une île au milieu du fleuve, avec un seul accès. Au milieu, un bâtiment neuf de cinquante-huit étages qui, bizarrement, avait été construit par un copain de Mitterrand, Roger-Patrice Pelat. En fait, cet hôtel était à la fois neuf et mort. Il n’y avait que des flics. La seule possibilité pour nous de quitter l’hôtel c’était de marcher sur une esplanade qui l’entourait. On m’a logé au 45e étage. Le prix de la chambre était exorbitant. Et tout de suite, on nous dit : « Dépêchez-vous, dépêchez-vous, nous allons immédiatement au théâtre. » C’était un spectacle d’acrobates, ils sont très forts là-dessus les Nord-Coréens. La salle était bondée, essentiellement des soldats qui avaient vu le spectacle plus de cent fois. On nous a sortis avant la fin. « Vite ! À l’hôtel ! » Pour manger. C’était immonde, tout était baigné dans une bouillie rouge qui puait. Mais les Anglo-Américains avaient l’air de se délecter. Quand j’ai essayé de partager mon dégoût avec eux, j’ai finalement compris pourquoi ils étaient aussi heureux : c’étaient des disciples de Noam Chomsky et ils étaient venus pour voir le communisme pur et dur. Ils le voyaient, et ça les faisait jouir. C’était pas du tout marrant d’être avec eux.
 
Et donc vous n’avez pas pu voir la réalité de la ville non plus ? Pendant mes quatre jours de séjour, je n’ai eu qu'une heure de liberté, que j’ai conquise, le dernier jour. Ils voulaient nous amener au mausolée de Kim Il-sung. Une maison où il était taxidermisé. J’ai réussi à rester à l’hôtel en disant que j’étais malade. Il y avait un type chargé de me surveiller. Au bout de six heures, il était toujours là. Un type de vingt ans. « Mais, vous êtes toujours là ? – Je vous attends. Ce sont les ordres. » J’ai proposé d’aller se promener sur l’esplanade où on avait le droit de marcher en cercle. J’ai vu un taxi, mais il m’a dit que c’était interdit de le prendre. Alors je me suis dit : « D’accord, on va marcher, mais je vais te crever, mon vieux. » Je me suis mis à marcher très fort. Il avait vingt ans mais j’avais un avantage : comme la Corée du Nord est toujours en guerre, et que des milliers de militaires sont toujours mobilisés sans mener de bataille, ils leurs donnent des compensations, dont des cigarettes illimitées. Le tabac le plus ignoble qu’il soit. Donc même les très jeunes, ils n’ont aucun souffle ! Je sentais que mon gars n’arrivait pas à me suivre. À un moment donné, j’ai eu pitié de lui. Je lui ai proposé alors de prendre le taxi et là il a accepté. Je voulais diriger le taxi. J’ai dit au jeune militaire « cette ville m’intéresse beaucoup, ce que vous avez fait, c’est miraculeux », mais il s’en foutait. Et là, j’ai eu la clé. Je lui ai dit : « J’ai dîné trois fois à la table du Grand Leader. » Et ça a été un extraordinaire phénomène de transsubstantiation. Le mec me regardait, me touchait, pour lui, j’étais Kim Il-sung. Il était fou. Il m’admirait. « Monsieur, je ne peux pas garder tout ça pour moi seul. Il faut que j’avise mon chef. » Il a appelé un type qui nous a donné rendez-vous à l’hôtel. Il était très sympathique et parlait un anglais impeccable et il m’a tout de suite offert du Chivas. Quand je raconte ces histoires, ça peut sembler bizarre mais, peut-être parce que j’avais intégré le Parti communiste, que je me suis battu contre les nazis, je ne peux pas m’empêcher d’avoir une sympathie envers ce peuple.
 
Vous avez aussi été en Allemagne en 48, un pays également détruit : vous avez ressenti aussi une certaine empathie ? C’est très différent. Le même courage, surtout des femmes, avec les impressionnantes Trümmerfrauen (« les femmes des décombres ») qui empilaient des briques pour reconstruire les bâtiments. Mais ce n’était pas du tout pareil que les Nord-Coréens, ils n’avaient pas tué six millions de juifs, eux.
 
Et pour revenir au bloc communiste : vous avez aussi connu la Chine de Mao, vous ressentiez la même admiration ? À l’époque, en France, ils étaient tous maoïstes. Alors exprimer son admiration n’aurait pas eu de conséquences. J’y suis allé à la fin des années 50, où j’ai eu une interview avec le numéro 2 du Parti, le maréchal Chén Yi. c'était vraiment un type formidable.

 
Pourquoi ? Parce qu’il a réussi à devenir l’un des hommes les plus importants, avec pratiquement juste Mao Zedong au-dessus de lui, à être décisif lors de la Longue Marche, une période horrible pour l’Armée rouge, alors qu’il était opiomane. Ils admiraient son intelligence, son enthousiasme, mais on ne lui faisait pas confiance. Alors il a fait une chose totalement héroïque : il s’est fait embarquer dans un cargo qui faisait des allers-retours entre Shanghai et San Francisco à travers le Pacifique. Quelques membres du Parti l’ont accompagné. Avant d'embarquer, il leur dit : « Vous allez entendre deux discours de moi, celui que je vais vous faire maintenant, et celui que vous entendrez quand on sera en mer et que je vous supplierai de me donner de l’opium. C’est celui d’aujourd’hui que vous devez croire. » Il a fait quinze voyages, allers-retours, sans descendre du bateau, jusqu’à se désintoxiquer. C’est impressionnant. C’était marrant parce que dans le Parti, les petits cadres étaient d’une bêtise incroyable, mais les grands cadres comme lui avaient une culture extraordinaire et parlaient un français admirable. Tous ces types-là avaient travaillé dans les usines Renault. Chén Yi, il avait six interprètes autour de lui et c’est lui qui les corrigeait tous dans toutes les langues !
 
Vous avez pu avoir un aperçu de la vie politique maoïste ?
C’était une période incroyable. Le pays venait de sortir de la campagne des Cent Fleurs, où le mot d’ordre était que chacun dise ce qu’il avait sur le cœur. Mao avait inventé ça pour démasquer ses opposants à l’intérieur du Parti. Cette période a été suivie de la campagne de rectification où les intellectuels avaient le droit de critiquer le Parti. C’est pile là que je suis arrivé. La Chine était envahie de gens qui hurlaient de partout et qui écrivaient sur les murs des usines et des universités tout ce qui n’allait pas, c’était très violent. Un jour, je suis allé rencontrer le recteur de l’Université des langues romanes. Un grand type mandchou avec des dents immenses, toujours souriant. Tout d’un coup, les étudiants sont rentrés dans son bureau sans frapper pour l'accuser. Je lui ai dit : « Mais, Monsieur le recteur, qu’est-ce qu’ils vous reprochent ? » Et avec ses grandes dents, il s’est mis à pouffer : « L’orgueil ! L’orgueil ! » Il a dû mourir rapidement, car ils l’ont envoyé se faire rééduquer.
 
Vous avez pu voir ces camps de rééducation ? Oui, j’en ai vu un où ils rééduquaient des prostitués. Il y en avait 50 000. Elles avaient des visages extraordinaires et elles semblaient intraitables, on ne les rééduquait pas. Quand vous les voyiez, vous n’aviez pas envie de les rééduquer mais de coucher avec elles. Maintenant à Pékin, il y a des prostituées mongoles : ce sont les plus belles femmes que j’ai jamais vues.