CONANN de Bertrand Mandico

Ressuscitant la figure culte du barbare Conan pour mieux l’assujettir à ses propres obsessions, l’inclassable Bertrand Mandico nous ouvre les portes de son enfer fantasmagorique, peuplé de guerrières mélancoliques, de tueuses sans foi ni loi et d’un effrayant narrateur à tête de chien. Trigger warning : vous risquez d’adorer en prendre plein la tête.

Il est des films qu’on va voir comme on irait à un concert, une performance artistique ou un match de boxe, et Conann, avec ses allures de manifeste punk et tragique, rejouant inlassablement la mort de son héroïne, est clairement de ceux-là. Plutôt qu’un remake queer du film culte de John Milius et de son colosse sous testostérone incarné par Arnold Schwarzenegger, Bertrand Mandico est allé puiser aussi bien dans les récits de l’auteur américain Robert H. Howard, qui popularisa le héros dans les années 30, qu’à la source des mythes celtes qui engendrèrent le personnage. Mais son Conann, avec deux « n » donc, comme pour mieux souligner sa dualité, n’appartient qu’à lui, et cette greffe avec l’univers du cinéaste iconoclaste est déjà la grande réussite du film.

La Prophète
Alors voici Conann, guerrière et non plus guerrier, mais toujours plus barbare et sanguinaire, perpétuellement mise à mort par ses propres doubles, surgis de son avenir pour mieux s’emparer de sa jeunesse et perpétuer une quête de vengeance qui semble ne jamais connaître de fin. Héroïne tourmentée, elle est suivie à la trace par Rainer, démon cynocéphale et photophile dont les influences tirent autant du modèle provocateur du cinéaste allemand Rainer W. Fassbinder que du voyeurisme chic du photographe Helmut Newton, et qui fait office de narrateur on ne peut plus cruel. Conann se bat, souvent, et parfois, aussi, tombe amoureuse, pour le meilleur (un peu) et (beaucoup) pour le pire. Sentimental, Mandico ? Lorgnant tout autant du côté du romantisme allemand que du théâtre contemporain, le film fait se succéder une troupe de six actrices différentes pour incarner tour à tour les différents âges de son héroïne dantesque, dans un espace scénique qui tient aussi bien du champ de bataille que du hangar désaffecté. Tournant tous ses plans à la grue, et insufflant ainsi dans chaque scène une impression de récit littéralement flottant, Mandico imprime sa marque. Ses interprètes, soldates dévouées corps et âme à son univers, sont comme autant de mannequins interchangeables, déterminées à endosser le costume de la guerrière avec une abnégation qui frise le sacrifice. Il y a du Cronenberg dans cet univers dominé par l’obsession pour la contamination de la chair et de l’esprit, où chaque élément participe de la métamorphose progressive d’un corps dont on ne sait plus, au bout du compte, s’il nous excite ou nous répugne. Que l’agencement des différents « âges » de Conann paraisse parfois inégal n’est par ailleurs pas si surprenant : comme les époques de la vie, certains visages de notre héroïne sont moins reluisants que d’autres, et certaines performances parfois moins décisives. Au risque d’un épuisement progressif du dispositif ? Non, car en réservant le meilleur morceau – si on ose dire – pour la fin, Mandico donne au segment incarné par la toujours délicieuse Nathalie Richard des allures de pamphlet politique. Mettant en scène un ultime dîner tournant littéralement au cannibalisme artistique, c’est un cri de rage sans détour que le cinéaste assène contre la marchandisation tous azimuts du monde de l’art, doublé d’un crachat violent et, il faut bien le dire, hilarant, à la face des nouvelles générations d’artistes et influenceurs, que notre époque dopée à la vanité des réseaux sociaux a rendus au moins aussi individualistes que leurs aînés. L’avenir est un massacre pour la jeunesse, prophétise Conann, mais la jeunesse, elle, est avide d’avaler le poison qu’on lui tend.

Chroniques dans Sofilm n°100 , en kiosque (Novembre-décembre).