CONTES DU HASARD ET AUTRES FANTAISIES de Ryusuke Hamaguchi

Alors que Drive My Car vient de remporter un Oscar, la sortie du nouvel opus d’Hamaguchi place la saison printanière sous les auspices de la coïncidence et de la rêverie. Entre trajectoires croisées et événements fortuits, cinq personnages féminins ont rendez-vous avec leur destin…

Récompensés quasi simultanément l’année passée – l’un à Berlin, l’autre à Cannes –, les deux derniers films d’Hamaguchi ne semblent pas d’emblée jouer dans les mêmes sphères. L’un était l’adaptation d’une nouvelle de Murakami étirée sur près de trois heures (Drive My Car), l’autre (Contes du hasard et autres fantaisies) est le fruit d’une écriture originale autour de trois segments autonomes. Et si le premier tendait à se rapprocher d’un film à gros budget, le second relève quasiment de l’auto-production. Ces mouvements de va-et-vient économiques, au premier abord un peu déroutants, contribuent in fine à vitaliser l’œuvre du Japonais : « Plus il y a d’argent sur un film, plus il est difficile de faire valoir ses ambitions en tant qu’auteur, expose posément le cinéaste interrogé par Zoom. Or, plus le film a coûté, plus il faut faire venir de spectateurs. Des tas de gens sont persuadés de savoir ce qui plaît et ce qui ne plaît pas, mais moi je n’ai pas envie d’être soumis à ces injonctions. Je pense que je resterai probablement toujours dans une économie assez modérée pour ces raisons-là. »

Quel que soit le budget, l’intention de départ subordonne toujours le projet jusqu’à son terme, guidée par une recherche de justesse dont le tâtonnement rayonne à l’image. Et si la réalisation peut parfois s’avérer plus rugueuse et expérimentale, les aspérités des Contes du hasard traduisent avant tout une vraie liberté dans le geste. « Je ne perds jamais de vue l’idée précise du film que j’ai envie de réaliser, car il est fondamental que je puisse continuer à prendre du plaisir à en faire », ajoute le cinéaste.

Chacune des trois histoires qui composent le film est truffée de bifurcations narratives subtiles et déroutantes. Hamaguchi s’amuse à déclencher des glissements scénaristiques dans des lieux extrêmement banals en apparence (bureaux, rue, salon bourgeois…). De quoi faire advenir l’extraordinaire par le simple pouvoir des mots : une révélation improbable, ou une hypothèse vertigineuse change tout et renverse soudain la répartition initiale des rôles entre les personnages. Dans ce jeu de l’amour et du hasard, les dialogues se chargent même d’une sensualité très puissante. Dès le premier épisode, un personnage raconte ainsi une première nuit d’amour faite de longues discussions mais totalement dépourvue de contact charnel.

Le plaisir du texte

« L’écriture inclut déjà une part de mise en scène en elle-même. Le texte a cette force-là d’induire à la fois une émotion et en même temps un positionnement dans l’espace », disserte encore le cinéaste. C’est connu, comme son homologue coréen Hong Sang-soo, Hamaguchi s’affilie volontiers à Éric Rohmer et ne manque pas de le rappeler avec une certaine déférence : « Il m’est difficile de trouver les mots suffisants pour dire à quel point Rohmer a été fondamental dans ma vie, de cinéaste bien sûr, mais dans ma vie en général aussi. C’est en voyant ses films que j’ai compris qu’une conversation pouvait être cinématographique, qu’on pouvait faire un bon film en filmant du verbe. » Plus qu’aucun autre, Contes du hasard et autres fantaisies se pose donc en hommage ultime au maître avec ce découpage en

segments titrés autonomes, ce titre français, clin d’œil aux Contes moraux et autres Contes des quatre saisons, et puis ce goût assumé pour les petits épisodes de vie saisis dans le quotidien de personnages en mouvement, ici à l’arrière d’une voiture ou dans l’escalier mécanique d’une gare. L’enchaînement des récits offre des concentrés de joie rieuse ou de gravité soudaine, quand le tournant insoupçonné d’une conversation oblige les protagonistes à reconfigurer leur vie intérieure et leur perception des espaces qu’ils traversent. « Ma porte d’entrée, c’est le dialogue. D’ailleurs, ça m’arrive souvent au début de l’écriture d’être un peu déprimé parce que c’est comme si mes personnages étaient en deux dimensions, et qu’il leur manquait la troisième ! » Tout l’enjeu de son écriture est de transmettre aux comédiens la capacité de modeler petit à petit leurs personnages, de leur donner le relief nécessaire au tournage. « Je pense que c’est la grande qualité du travail de Rohmer : cette incarnation du texte en chair et en os est absolument remarquable, et m’a permis aussi d’envisager le cinéma en ayant le texte pour noyau. Avec les acteurs, on part d’un travail de répétition très long : on lit le texte plusieurs fois jusqu’à ce qu’il y ait une connexion entre l’acteur, le corps de l’acteur et le texte. » Les personnages d’Hamaguchi s’illuminent progressivement par la parole pour révéler une intimité brutalement béante, qui contraste avec cette espèce de fausse sérénité qui les caractérise souvent au départ ; comme des volcans en sommeil qui se rallument au contact d’une nouvelle forme de réalité. « Peut-être que ce qui rapproche mes films, c’est cette notion de distorsion de la réalité. À un moment quelque chose vacille, il y a une perte d’équilibre, les certitudes tout à coup sont bouleversées ; un moment presque de sidération, où on a le sentiment que la réalité bascule. N’importe quel événement peut surgir et la vie s’en voir complètement bouleversée. » À l’image d’un panneau routier qui soudain s’érige pour ouvrir la déviation sur une nouvelle voie de traverse, le film découvre sa trappe vers le fantastique et transporte personnages et spectateurs à la lisière de plusieurs vérités. Une loi des coïncidences qui font se croiser les doubles et les fantômes du passé, dans un formidable grésillement du cœur.