UNCUT GEMS des frères Safdie

– Critique : UNCUT GEMS –

Il aura fallu une longue décennie à Joshua et Benny Safdie pour monter Uncut Gems, finalement sorti sous la bannière Netflix. Un film-trip excessif et halluciné dans lequel les petits génies du mumblecore new-yorkais mettent toute leur énergie instable sur la table, au diapason de la performance, démente, d’Adam Sandler. Immense en bijoutier junkie du jeu, l’acteur comique trouve sans doute dans ce scintillant cauchemar le rôle de sa vie.

Si les planètes Safdie et Sandler ont fini par s’aligner, c’est en partie grâce à Jay-Z : un clip de Joshua et Benny pour le tycoon du rap (Marcy Me, 2017) aurait tapé dans l’œil de l’acteur de Rien que pour vos cheveux. Voilà pour la légende. Pour le reste, Adam Sandler est stupéfiant en Howard Ratner, joaillier juif new-yorkais du Diamond District possédé par le démon du jeu. Marié et père de deux ados, ce quadra au sourire plaqué or et à la dégaine bling-bling prend un malin plaisir à mettre son luxueux train-train familial en danger de mort : ici en s’entichant de son employée (Julia, alias « Julz », ce qui fait « bijoux » en VO), là en mentant comme un arracheur de dents à ses innombrables créanciers, dans le dos desquels il multiplie les paris ultra-risqués sur des matches de NBA. Plus les mèches explosives s’accumulent, plus son regard de bluffeur pyromane crépite. Quand débarque dans sa boutique de la 47e avenue, un basketteur des Celtics (Kevin Garnett dans son propre rôle), celui qui se fait appeler « Howiebling » sur Instagram y voit d’abord l’occasion de se renflouer auprès des mafieux armés qui trépignent à son guichet – une mystérieuse opale noire provoque en « KG » une telle épiphanie qu’il ne peut plus se passer du caillou éthiopien –, mais finalement non, la proie s’avère trop facile pour Howard le gambler : la fameuse pierre sera mise aux enchères pour, peut-être, gratter quelques billets violets supplémentaires… Ou tout perdre : au poker, on appelle ça un « all in ». Et l’engrenage dément d’enclencher sa mécanique du chaos.



Les dix plaies du Bronx
Howard va bien morfler pendant 2 h 15. Et au fond, ce parieur compulsif, héritier du Flambeur (joyau noir de Karel Reisz avec James Caan, 1974), rivé à sa jouissance immédiate tel un sale gosse de huit ans, ne l’aura pas volé. C’est ce qui le distingue par exemple de l’anti-héros de A Serious Man des frères Coen, relecture du Livre de Job dans laquelle un prof de physique juif terne mais désireux de devenir un « mensch », un type bien, se voyait rudement mis à l’épreuve. « Aucun juif n’a été blessé pendant le tournage de ce film », précisaient les Coen dans un générique goguenard qui ne dépareillerait pas dans l’odyssée désaxée des frangins Safdie. Gravitant lui aussi dans la communauté juive américaine, le personnage joué par Sandler déclenche la colère divine à sa manière. Lors d’un dîner pour la fête de Pessa’h, c’est à lui que revient la tâche rituelle d’égrener les dix plaies d’Égypte devant sa famille : les eaux du fleuve changées en sang, les infestations de grenouilles, sauterelles, poux et autres bêtes sauvages, les furoncles, la grêle, sans oublier les ténèbres et la mort des premiers-nés… « C'était hardcore à l'époque, conclut Howard pour détendre l’atmosphère : ça peut encore arriver attention les enfants ! »
Le bijoutier ne croit pas si bien dire. Ces avanies bibliques, il va peu ou prou les subir dans leur version moderne. Un remix grotesque et cocaïné du Livre de l’Exode où les eaux fluviales ensanglantées ne sont plus qu'un vulgaire aquarium rougi par le soda, où les furoncles se muent en spectre d’un cancer du côlon, tandis que les parasites égyptiens se réincarnent en nuées de créanciers patibulaires, poursuivant Ratner jusqu’au spectacle de ses rejetons. Howard paie la note de sa personne : œil au beurre noir, nez en charpie, et même extinction vocale – moment d’affliction terrible pour ce baratineur compulsif. Mais tel un Sisyphe de jeu d’arcade, Howard se relève toujours, galvanisé par les scintillants points bonus et autres raccourcis magiques que lui seul décèle dans la jungle d’asphalte et de néons.
Inspiré d’un ami du père de Joshua et Benny Safdie, le tourbillon Howie reste un pur produit du bestiaire safdien, tout en le propulsant plus loin. À l’instar de la pierre noire recelant en elle toute la mémoire de l’univers, Uncut Gems condense les expériences passées du tandem, pour les sublimer en une sorte de série B cosmique hallucinée. On y retrouve leur rugosité mumblecore (avec trognes authentiques et instabilité généralisée), leur fascination pour des adultes aussi prolixes que puérils, leur passion pour le basket (auquel ils ont consacré un documentaire, Lenny Cooke, en 2013), la thématique de l’addiction et leur goût récent du genre (amorcé dans le thriller sous acide Good Time), éléments auxquels s’ajoutent l’influence plus improbable de la SF psyché de 2001, l’Odyssée de l’espace (avec l’opale en guise de monolithe kubrickien) et même de Robert Altman, avec son goût du réel chassé au zoom et des dialogues bruts savamment retaillés et agencés en post-synchro.



Coloscopie cosmique
Au-delà de l’effet réaliste chipé au réalisateur de Short Cuts, palpite ici une impression surréelle de trop-plein, proche de l’état mental naturel d’un héros en surrégime perpétuel. Toujours en train de s’éparpiller en mille tâches simultanées – une violente dispute téléphonique avec sa maîtresse ne l’empêche pas de se peser ou de baratiner un commissaire priseur sur une autre ligne –, l’arnaqueur pressé slalome tout schuss entre les épées de Damoclès. Est-ce une tragédie ? Une comédie ? Un thriller ? Un peu de tout ça à la fois. Au bord de l’implosion, Howard vit plusieurs existences en une, lesquelles suscitent pour le spectateur un nœud d’émotions contradictoires, entre le vertige hébété et le rire nerveux. Les synthés psychotropes de Daniel Lopatin (alias Oneohtrix Point Never) saisissent physiquement ce mille-feuille nauséeux et anxiogène, où l’ébullition euphorisante semble en permanence succéder à l’asphyxie par noyade. Autant de montées et de descentes infinies qui tracent un arc narratif en forme de grand huit. Le trip de Howie est le nôtre, ses tripes aussi d’ailleurs : la caméra relie le cosmos et son appareil digestif dans un hallucinant effet « trou de ver » au début de ce film littéralement viscéral, où l’on passe des mines éthiopiennes en 2010 au cabinet d’un proctologue de Manhattan en 2012, abolissant ainsi toute frontière spatio-temporelle. C’est que Howie a beau être ce gamin irresponsable, il contient une galaxie en lui. Son idiotie suicidaire a quelque chose d’un absolu romantique, d’un grand vide luminescent. Les Safdie ont l’intelligence de délester de tout surplomb moral son insatiable appétit de petites morts – après tout Howie vise moins l’enrichissement que son fix anarcho-orgasmique (« fuck them all !»), – préférant rester aux côtés du kamikaze, forcément un minimum attachant avec ses fringantes chemises dont pendent les étiquettes de prix. Dans l’une des plus saisissantes scènes du film, Howard cherche à retrouver son rabatteur au milieu d’un concert du crooner The Weeknd quand soudain la lumière noire qui irradie le club révèle sa cible orangée, façon capteur thermique dans Predator. La promesse d’un précieux gisement devient palpable, fébrile. L’espace d’un instant, on devient cet orpailleur primitif psalmodiant son unique prière dans les entrailles de la Terre : le jackpot ou rien. Éric Vernay

Uncut Gems un film de Benny Safdie et Joshua Safdie avec Adam Sandler, Julia Fox… À partir du 31 janvier sur Netflix