DE HUMANIS CORPORIS FABRICA de Véréna Paravel & Lucien Castaing-Taylor

Est-on dans l’espace ou entre le colon et l’intestin grêle ? L’entreprise du duo Véréna Paravel/Lucien Castaing-Taylor, déjà auteurs des inoubliables Léviathan et Caniba, trouble à plus d’un titre : près de deux heures à l’intérieur du corps humain, grâce aux caméras des chirurgiens des hôpitaux du Nord de Paris. Evidemment, les sièges n’ont pas tardé à claquer dans la salle de la Quinzaine…

Pas simple d’encaisser la balade dans des tripes infestées de pus, une rétine passée au chalumeau pour la polir ou une déambulation dans le cerveau d’un homme encore conscient. Plus dur encore lorsque la caméra des deux anthropologues reste « en extérieur » et capte une césarienne en plan-séquence, par exemple. Tout ça pour quoi ? En théorie, on évoque la volonté d’alerter quant aux conditions de travail du personnel hospitalier. Conversations volées ça et là, vétusté des installations, fatigue chronique. C’est important évidemment, à l’image du dialogue qui ouvre le film et propose une excellente porte d’entrée ; mais ça n’a rien d’inédit et, surtout, réduit l’œuvre à sa simple portée sociale. Or, De Humani Corporis Fabrica (titre emprunté à un traité d’anatomie du XVIe siècle) mérite mieux. Pour saisir toute son ampleur, il doit être appréhendé en tant qu’expérience. Expérience personnelle et introspective, d’abord : que suis-je prêt à voir ? À quelle vitesse vais-je m’habituer à explorer ce qui me constitue ? À ce titre, Paravel et Castaing-Taylor sont habiles et déploient à merveille les potentialités du décalage son/image : en pleine déambulation dans un urètre, deux chirurgiens peuvent évoquer le loyer plus accessible à Clichy qu’à Paris ; manière comme une autre de délester une ambiance chargée. 

Expérience visuelle et artistique, ensuite : après quelques minutes de mise à l’épreuve, il ne s’agit plus d’explorer l’intériorité du corps humain mais de saisir sa puissance d’abstraction. Ici, des radios d’anapath qui ressemblent à des tableaux de Miró ; là, une plongée dans des entrailles faisant écho à la séquence « Jupiter and Beyond the Infinite » de 2001. Les deux films ont plus en commun qu’il n’y parait, à commencer par les univers dans lesquels ils évoluent : l’infiniment grand pour l’un, le microscopique pour l’autre, avec dans tous les cas l’ambition d’en capter la poésie, la grâce et la beauté, au-delà du trivial. De Humani Corporis Fabrica se clôt d’ailleurs sur une teuf faisant office d’appel à la transcendance. Les paroles de New Order résonnent encore dans l’hôpital : « How does it feel, when you treat me like you do, and you’ve laid your hands upon me, and told me who you are? »