PEAU D’ANE 1970 FRANCE AVEC Catherine DENEUVE Delphine SEYRIG

DELPHINE SEYRIG, la Française insoumise

Elle n’était à l’aise avec ses personnages que quand ils ne lui ressemblaient pas. Il y avait aussi cette tendance à refuser d’être la « star » qu’on attendait qu’elle devienne depuis sa première véritable apparition dans L’Année dernière à Marienbad. À la place, Delphine Seyrig a préféré prendre la contre-allée : personnage de rêve, « emmerdeuse », diva, combattante, brune, blonde et rousse. Des amitiés solides avec les femmes qui l’ont dirigée (Duras, Akerman), et tellement libre quand elle-même a filmé la parole des actrices, dans Sois belle et tais-toi. De son enfance libanaise aux dernières balades parisiennes, du théâtre au cinéma, de l’Actors Studio et les nuits de bohème américaine à ses prises de risque – comme ces Lèvres rouges, entre horreur, surréalisme et érotisme, qui ressortent ce mois-ci –, Delphine Seyrig laissait toujours derrière elle la trace du merveilleux. Quand Agnès Varda la rencontre pour une première séance photo, elle voit une jeune fille qui attend « d’être bien regardée». Par qui ? Par elle-même, tout simplement. Pas étonnant venant d’une actrice dont la phrase-manifeste dans Baisers volés de François Truffaut résonne encore : « Je ne suis pas une apparition, je suis une femme. » Par Gabriela Trujillo et Fernando Ganzo (article paru dans Sofilm n°78, 2020)

Sur la côte d’Ostende, la nuit tombe vite. Quinze minutes avant que le noir ne dévore le jour. Sur la digue, deux femmes marchent côte à côte. L’une, superbement blonde et sûre d’elle ; l’autre, plus timide et fragile. Plus banale, peut-être. Elles discutent, mais c’est surtout la première, la femme élégante, qui parle – entre l’ordre et la supplication, elle séduit sur le fil tranchant de la perversion. Finalement elle pose une question à la jeune timide. Celle-ci reste bouche bée. « Coupez ! », crie Harry Kümel, le réalisateur. Le long travelling est encore raté. Delphine Seyrig respire et reste calme. Sa partenaire, la Québécoise Delphine Ouimet, n’a pas beaucoup d’expérience, et même si tout ce qu’elle a à dire est un simple « oui », savoir qu’on ne dispose que de quinze minutes pour faire une bonne prise la tétanise. « Elle devait juste dire oui, se souvient Kümel, mais elle n’arrivait pas, elle avait l’impression que le personnage devait réfléchir avant, et ça gâchait la prise» Les tentatives se succèdent, et l’actrice bute toujours sur ce simple « oui ». Embarras. Delphine Seyrig, elle, est une star, et l’équipe est consciente du privilège de l’avoir dans cette production assez « exploitation ». Souveraine et professionnelle, elle sent que la situation est délicate. « Oui », dit in extremis la jeune actrice – et la bonne prise est enfin dans la boîte. Plus tard, le soir, c’est un Kümel pas forcément à l’aise qui s’approche de sa diva. « Delphine, excusez-moi de vous avoir mise à côté d’une actrice… qui n’est pas tout à fait à la hauteur. » Seyrig, comme une sphinge aux yeux très, très bleus, dévisage le réalisateur et lui répond sereinement : « Mais Harry, ne vous inquiétez pas ! On ne regardera que moi. »

On ne regarde qu’elle : c’est un peu ce qui s’est passé onze ans auparavant. 1959. La scène se déroule dans un petit théâtre new-yorkais. Ce soir, on assiste à la représentation de la pièce d’Ibsen, Un ennemi du peuple. Parmi le public se trouve un jeune cinéaste français, prometteur, sinon carrément en vogue – Alain Resnais –, qui a ébahi le monde avec Hiroshima, mon amour. C’est au théâtre qu’il avait découvert Emmanuelle Riva, et c’est en suivant les conseils du photographe William Klein et sa femme qu’il est venu ce soir, car lui a-t-on dit, il y a peut-être une autre découverte à faire. Et, en effet, il ne voit qu’elle. Quand il la rencontre enfin, après la représentation, il lui glisse juste un mot : « J’ai un rôle pour vous. » « J’ai été frappé par son jeu et sa diction, se souviendra Resnais dans les pages de France-Soir. Irrésistible… » Une diction qu’elle aimera plus tard presque murmurer (« Vous savez, je parle toujours très bas, on m’a déjà mis une fois un micro dans mon slip », lance-t-elle à Kümel). Mais qu’est-ce qui a pu amener cette fille d’Alsaciens à jouer en anglais devant ce public intello new-yorkais ? C’est une longue histoire, qui commence aussi loin de Manhattan que de la France : cela commence à Beyrouth.

LES LEVRES ROUGES 1971 de Harry Kumel COLLECTION CHRISTOPHEL NZ © Showking Films – Maya Films – Ciné Vog Films

« Il fallait que je me connaisse moi-même »
Henri et Hermine se sont installés dans les années 1930 au Liban, où Henri est reconnu comme l’archéologue français le plus célèbre du Moyen-Orient. Elle, descendante de Saussure, est navigatrice. Le 10 avril 1932 (un dimanche), leur fille Delphine voit le jour. C’est une joyeuse petite fille à la sensibilité exacerbée. Longtemps, elle se souviendra de la lumière incomparable de Beyrouth, mais la famille doit quitter le pays des cèdres à dix ans : les Seyrig s’installent pendant quatre ans à New York, où Delphine apprend très naturellement l’anglais. De retour en France, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la jeune Delphine, à peine sortie de l’adolescence, ne se sent pas vraiment chez elle, se cherche, suit vaguement une formation en art dramatique à Paris. Quelque chose la frappe lorsqu’elle découvre une série de films hollywoodiens, surtout ceux d’Elia Kazan. « Je ne comprenais pas comment fonctionnaient ses acteurs, Marlon Brando dans Un tramway nommé Désir, James Dean dans À l’est d’Éden… » La voilà donc repartie à New York en 1956, suivre les leçons de l’Actors Studio comme auditrice pendant un an, avant d’intégrer le cours privé de Lee Strasberg. « J’ai entendu dire pour la première fois qu’il fallait que je me connaisse moi-même, avant même d’essayer d’interpréter un personnage, cela avait un sens pour moi. » En cours, Delphine s’applique, comme irradiée après une révélation : elle note tout ce qu’elle peut pendant les cours de Strasberg, des notes qui l’accompagneront toute sa carrière et qu’elle relira « dix mille fois ». La nuit a son propre charme fauve : la bohème new-yorkaise d’après-guerre, « un milieu de peintres, de poètes, ce qui me conduisit à jouer dans le film de Robert Frank, Pull My Daisy ». Dans le film narré par la voix flamboyante de Jack Kerouac, Seyrig apparaît fagotée on ne peut moins glamour en compagnie de Gregory Corso, Allen Ginsberg et autres complices de soirées absurdes. Rien de plus éloigné du rôle de la femme évanescente qu’on appelle simplement « A », splendide créature figée pour toujours dans L’Année dernière à Marienbad, où elle se glisse, plus légère que l’air, dans les chambres, jardins, corridors et salons conçus par Resnais et Alain Robbe-Grillet. « Le jour où j’ai vu pour la première fois Marienbad, j’ai eu le sentiment d’une imposture, dira-t-elle plus tard. Je me suis dit : “Les gens vont rire, personne ne croira une seconde à ce personnage qui me ressemble si peu.” » Et pourtant, ce sera sa natureau cinéma : se laisser traverser par le costume, s’agripper à l’accessoire, pour créer son personnage. Deux ans après, pour Muriel ou le Temps d’un retour, elle se réinvente, « détail à détail ». Seyrig change d’âge, de coiffure, de tenue, l’émotion qu’irradie le personnage est totalement l’inverse, et pourtant c’est toujours elle, toujours sa voix (« Je l’ai cassée la première fois que je suis montée sur une scène »), sa dent chevauchée sans équivoque qu’elle a toujours refusé de remplacer (« Voyez ? Il ne faut pas les écouter »). Prix d’interprétation à Venise, Delphine Seyrig est déjà une star, sans vraiment l’être. Kümel le constatera plus tard : « J’ai l’impression qu’elle avait besoin de travailler d’une façon très technique et pas du tout réaliste ; ce qui comptait pour elle, c’était le placement des mains, la position du corps, l’élocution. Elle pouvait faire réaliste, parce que c’était une grande actrice, mais elle était quand même ailleurs, à côté de la réalité. Elle aurait eu des problèmes avec Jean Renoir, se dit encore Kümel, comme elle en a eu avec Truffaut. » L’unique page de Seyrig dans le roman de la Nouvelle Vague est justement son apparition dans Baisers volés ; elle inclut une réplique culte… qu’elle a réécrite. C’est ce qu’elle avoue à Kümel : « Vous savez, j’ai aussi changé mes dialogues des Baisers volés, hein. Vous connaissez, ce truc de Truffaut ? » Le cinéaste belge se souvient encore : « Par la forme que le mot ‛Truffaut‛ prenait dans sa bouche, j’ai eu l’impression qu’elle ne l’aimait pas beaucoup. “Surtout la scène où je suis dans la chambre de Jean-Pierre Léaud. Elle devait dire : “Vous dites que je suis exceptionnelle, mais pas du tout, je ne suis pas exceptionnelle, je suis une femme comme les autres.” » Elle rit. « Vous comprenez, je n’allais pas du tout dire cette chose épouvantable, alors j’ai dit à la place : “Mais bien sûr que je suis exceptionnelle, toutes les femmes sont exceptionnelles ! Et vous aussi !” » Conscient de ce décalage entre le jeune interprète fétiche et une actrice venue d’un autre monde, Truffaut y trouve même un certain potentiel comique au film : « Ce qui fera rire, ce sera le couple Léaud-Seyrig, le contraste entre elle et lui. Parce que, vraiment, c’est énorme. » 

Baisers Volés (1967, François Truffaut) COLLECTION CHRISTOPHEL ©Francois Truffaut Les Films du Carrosse united artists

1975, année de la femme (cinéaste)
Pas faux : Seyrig aura finalement une carrière assez divergente par rapport à la Nouvelle Vague. Comprendre : fin 1970 elle incarne, à quelques semaines d’intervalle, la Fée des lilas de Peau d’âne et la sanglante comtesse Bathory des Lèvres rouges… Mais ce n’est qu’en 1975, très précisément, qu’elle trouve enfin sa place, que toutes les pièces rentrent dans le puzzle, que dans cet écart entre elle et ses personnages, entre l’actrice et la star, quelque chose commence à faire sens. Cette année, elle joue trois rôles essentiels avec des réalisatrices qui lui resteront proches. Elle est une peintre aliénée dans Aloïse, le (trop peu connu) film de Liliane de Kermadec, la veuve qui arrondit les fins de mois en faisant des passes chez elle dans l’hypnotique Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman et l’évanescente Anne-Marie Stretter dans l’hypnotique India Song de Marguerite Duras. Avec ces trois rôles Delphine Seyrig accompagne l’arrivée des femmes cinéastes « dont Agnès Varda fut l’une des sentinelles avancées ». « Ce fut un tournant,analysera-t-elle plus tard. Jusqu’aux années 1960, l’irruption de mœurs moins liées aux tabous d’autrefois, l’irruption d’une prétendue libération sexuelle accordée à certaines transformations vestimentaires, ressemblait plus à la représentation de fantasmes masculins qu’à l’accès des femmes à l’indépendance» Il y a là presque une prise de conscience totale de ce qu’un film peut raconter sur la vie d’une femme. Chantal Akerman se souvient des échanges pendant le tournage, où cinéaste et actrice parlent beaucoup « de tout et de la fin du film. Elle m’a dit : “Tu sais quand on a joui une fois, on a envie de recommencer.” Je disais : “Peut-être mais là, dans ce film-là, c’est sa dernière liberté, de ne pas jouir.” Elle m’a regardée avec un sourire sérieux. »

Mais, quand on a joué avec des monuments du cinéma mondial (Losey, Siegel, Buñuel), quelle sorte de proximité trouve-t-on chez ces réalisatrices ? « C’est très différent de tourner avec une femme réalisatrice, tout simplement parce que je suis une femme, c’est difficile à expliquer. Je dois ressentir la même chose qu’un acteur dirigé par un homme. Une sorte de complicité que je n’imaginais pas avant puisque mes patrons avaient toujours été des hommes. » C’est une révolution : pour la première fois, Seyrig se dit que son but d’actrice « n’est pas de plaire, mais de communiquer. Ce qui est important est de penser qu’en me voyant, les femmes s’identifient à moi ».Cette identification, une « espèce de complicité presque télépathique », le lien entre les femmes dans ce milieu encore très masculin devient essentiel pour l’actrice, qui porte sa fière quarantaine. Elle n’a jamais été aussi flamboyante, et cela n’échappe à personne. C’est « la plus grande des comédiennes de France, peut-être du monde entier », écrit Duras.

India song (1975, Marguerite Duras) COLLECTION CHRISTOPHEL © Les Films Armorial / Sunchild Productions / DR

Insoumises, Bernard Pivot et mâchoires cassées
Et à la même époque, la plus grande des comédiennes, on la repère facilement parmi d’autres Parisiennes, célèbres comme anonymes, descendues dans la rue pour défendre les droits des femmes à disposer de leur corps. Elle avait signé en 1971 le Manifeste des 343, devenu celui des « salopes », qui allait ouvrir la voie à la loi Weil de 1975 pour le droit à l’avortement. Curieusement, elle, à qui on demandait de raconter sa vie à la presse, se voit désormais reprocher de s’afficher. Dans sa maison de la place des Vosges elle accueille les autres militantes et accompagne activement les luttes du Mouvement de libération des femmes. À propos de sa rencontre avec le MLF, elle dira un jour à la télévision, aux côtés de Simone de Beauvoir : « Il y avait une rébellion en moi, petite fille, et je ne comprenais pas cette rébellion. Je pensais que j’étais une vilaine petite fille. J’avais une certaine forme, inconsciente, de féminisme. Et quand le mouvement a commencé à exister, je me suis rendu compte que, pour moi, ce qui était sorti de mai 68, c’était le féminisme. Et j’ai suivi le mouvement. » Depuis la fin des années soixante commence sa carrière parallèle, l’un de ses plus grands combats : celui que Delphine Seyrig mène, en solidarité avec les femmes de tous les milieux.

Le premier front dans ce combat se trouve dans ses rapports à la presse, son refus de la marchandisation de son image. Dans une lettre à ses parents, elle ne cache pas son désir de faire plier un système : « Réellement, si j’avais posé pour des couvertures de magazines, ce que je me suis refusée à faire, je serais maintenant tout à fait au large matériellement. Quel énorme bluff tout de même ! Sans éprouver d’amertume, je suis curieuse de savoir si un jour j’arriverai à m’en tirer vraiment, uniquement par mon travail sans donner des “à-côtés” bien proches de la prostitution. (…) On a réussi à nous faire croire que c’est un besoin pour nous alors que c’est un besoin pour eux. Ce serait une petite victoire personnelle d’arriver à le prouver. » Mais, très vite, la victoire personnelle doit se muer en triomphe collectif. Seyrig se reconnaît dans cet air du temps, dans les discussions engagées, dans les sujets qui peuplent les soirées. Chantal Akerman se souvient d’une soirée où « on est allés chez Joe Allen avec Delphine et Sami (Frey, acteur et compagnon de Seyrig, ndlr) et Marilyn (Watelet, productrice d’Akerman, ndlr). J’étais étourdie, sous le charme. On riait, on a tous mangé un hamburger avec des frites et parlé de New York, je crois. C’était en 1973, je crois, il y avait de quoi être de bonne humeur. Delphine était plongée dans le féminisme. Cela la rendait forte, combative, mais de toutes façons, elle était combative et forte. Jusqu’au bout. » En 1974, Seyrig rencontre Carole Roussopoulos, féministe et pionnière vidéaste. C’est à travers elle que Seyrig apprend à manier les toutes nouvelles et petites caméras vidéo. Elles se joignent à Ioana Wieder et Nadja Ringart pour fonder le collectif des « Insoumuses », des femmes rebelles, qui, caméra au poing, dénoncent les injustices et défendent la cause de celles qu’elles appellent leurs sœurs. À l’époque où Seyrig joue au théâtre de Londres Les Larmes amères de Petra von Kant de Fassbinder, elles se filment avec insolence, fermeté (Seyrig lisant le SCUM Manifesto de Valerie Solanasà Roussopoulos) et beaucoup d’humour, comme lorsqu’elles diffusent le court Maso et Miso vont en bateau, détournement d’une émission d’Apostrophes que Bernard Pivot titre « Ouf, l’année de la femme, c’est fini ! ». Au mitan de la décennie, le cinéma se veut encore un art jeune et dynamique, capable de se renouveler sans cesse ; l’heure est venue aux femmes, et Delphine Seyrig veut les accompagner.

« C’est très important que des femmes commencent à envisager de voir, de construire le cinéma autrement que celui qu’on leur a montré. Marguerite Duras, elle a utilisé le cinéma comme un simple outil pour créer des formes nouvelles. Elle en a fait ce qu’elle voulait. » Seyrig l’a bien compris : le cinéma peut être un outil, et elle aussi, elle en fera ce qu’elle voudra. En 1976, elle dirige Sois belle et tais-toi, un film d’enquête qui dénonce les dessous du star system au féminin. Maria Schneider, Juliet Berto, Anne Wiazemsky, Viva, Shirley McLaine et Jane Fonda, entre autres, témoignent face caméra des expériences, embarrassantes, humiliantes ou simplement décalées, qu’elles ont subies dans le monde du cinéma, par le simple fait d’être des femmes. Les souvenirs de Jane Fonda sont les plus connus : elle raconte comment on suggérait de casser sa mâchoire pour creuser ses joues, teindre ses cheveux, pour répondre aux canons de beauté imposés par les studios hollywoodiens.

Mister Freedom (1969, Wiliam Klein) COLLECTION CHRISTOPHEL © Films du Rond Point / OPERA

Blacklistée
Mais Seyrig et Jane Fonda, c’est une histoire qui commence à vrai dire trois ans plus tôt, en Norvège. Et cela ressemblerait presque à une expérience initiatique pour la Française. La rencontre se produit sur le tournage de Maison de poupées adaptation de Joseph Losey de son cher Ibsen ; un projet qui l’avait d’abord réjouie car « aucun sujet aussi tabou, aussi féministe ne m’a été proposé par un autre réalisateur ». La déception arrive vite : les deux actrices se plaignent d’une adaptation qui altère le rôle essentiel des femmes. Chaque soir, elles tentent de réécrire leurs répliques, mais le scénariste David Mercer et Losey lui-même refusent ces amendements. L’ambiance est électrique, presque insupportable dans le petit village norvégien où se tourne le film. C’est peut-être après cette expérience négative auprès du colosse anglais que Seyrig est, il faut le dire, blacklistée. Sa réputation effraie certains producteurs. Elle est devenue une emmerdeuse. Aussi, elle prend conscience qu’arrive un âge où les femmes en général, et les actrices en particulier, deviennent invisibles. Donc autant filmer leur parole, et se faire filmer par elles.

C’est une de ces femmes, Ulrike Ottinger, réalisatrice cultissime du nouveau cinéma allemand, qui lui offre de nouvelles possibilités de jeu et de complicité féminine. Seyrig a de grandes affinités avec le cinéma allemand de cette époque, qu’elle suit de près. En passant elle fait aussi connaître son engagement solidaire, plus problématique pour l’époque, avec les femmes de la Fraction armée rouge. Auprès d’Ottinger, elle joue dans Freak Orlando un lointain clin d’œil à l’œuvre de Virginia Woolf et surtout dans Dorian Gray dans le miroir de la presse à sensation, où elle incarne Madame le docteur Mabuse, dans un mélange d’opéra bouffe et de décadentisme. Le problème ? Le public, la critique, ne veulent pas de ces films. Mais on n’avait pas dit que les femmes… ? Cela ne lui échappe pas : « Je ne trouve pas en effet qu’il y ait une grande évolution. Son film, personne n’en veut en France. Si c’est Schroeter ou Fassbinder, on l’accepte, mais si c’est une femme qui se met à être formelle et à faire de belles images cinglantes qui ne sont pas des images réalistes ou douces, ou qui ne raconte pas des histoires “normalement”, c’est plus difficilement accepté. »

Jeanne Dielman 23 rue du commerce 1080 Bruxelles (1975, Chantal Akerman) Collection Christophel © Paradise films / Unite trois

Sur les traces de Calamity Jane
Parmi ses derniers rôles signifiants, elle est Madame Schwartz dans Golden Eighties, de Chantal Akerman(« C’est gai mais avec une espèce de fièvre. C’est aussi un film très féminin. ») comédie musicale que la critique boude à son tour. Elle y est cette belle femme mûre qui voit le retour d’un homme qu’elle a aimé jadis, et qui veut croire que l’amour peut être plus fort malgré tout car sinon le monde sera englouti… et qui chante de sa voix de violoncelle « J’ai envie de faire l’amour », et son souffle comme toujours semble s’interrompre avant la fin des mots dans la solitude de la petite galerie marchande. Elle a aussi envie de faire un film, Delphine. L’idée, c’est de partir des lettres que Calamity Jane, la légende féminine de la conquête de l’Ouest américain, a écrites à sa fille. « Je n’ai pas envie de réaliser d’autres films. J’ai envie de faire celui-là. » Et ce n’est pas un caprice : avec son fils Duncan, Seyrig élabore le storyboard pour ce film qu’elle rêve muet, en noir et blanc, un hybride de documentaire et fiction. Elle voyage dans le Montana pour faire des repérages en compagnie de Babette Mangolte, la chef-opératrice des films d’Akerman, sur les traces de la fille de Calamity Jane. Là-bas, elle comprend « le tourment d’un esprit et d’un corps trop insoumis et généreux pour se satisfaire d’un rôle sexuel ». Et renaît avec force cette idée d’identification entre femmes qu’elle a connue en tant qu’actrice : Seyrig, qui vient de perdre sa mère, se reconnaît dans ses lettres entre une mère et sa fille « que je suis toutes deux ».

Même si elle le pousse très loin, ce travail sur Calamity Jane ne deviendra jamais un film. Le constat que son chemin s’éloigne petit à petit, discrètement, de celui du cinéma, comme il s’éloigne aussi, petit à petit, de celui d’un mouvement féministe dont elle se sent progressivement mise à l’écart. « Au fond, dans le Mouvement, comme à l’extérieur du Mouvement, dans la vie, les femmes “féminines” sont les plus rejetées, les plus méprisées, se résignera-t-elle. Je me sens, dans cette mesure-là, rejetée un peu comme d’autres femmes peuvent se sentir rejetées par la société des hommes. » Rien à voir dans ce double éloignement avec ce cancer qui se manifeste et qui attaque vite, malgré les traitements qu’elle se décide finalement à suivre. Jean-Claude Carrière, l’ami de longue date qui avait écrit pour elle sa première pièce de théâtre, la croise un jour devant le palais de Tokyo, pas mal d’années après leurs péripéties avec Buñuel. C’était en 1990. « Nous allions déjeuner. Et comme Delphine se trouvait là, seule, les mains dans les poches, un foulard sur la tête et apparemment désœuvrée, nous l’emmenâmes déjeuner avec nous,se souviendra le scénariste. Pas un instant elle ne se sépara de son sourire – marque chez elle d’intérêt, pas un mot ne fut prononcé qui pût évoquer, de près ou de loin, un danger possible. C’était sa manière d’ignorer publiquement le malheur et la destruction de soi-même, tout en se préoccupant des ennuis minimes des autres. » C’est ce qu’elle continue à faire pendant ces dernières années : se préoccuper des autres, dans la vie et dans la salle de cinéma. « Si je n’avais plus rien à faire, plus rien du tout, j’aimerais vendre des billets à la Cinémathèque, comme cela je verrais des films. » Chantal Akerman fait aussi partie des gens qui la croisent dans les derniers pas de son chemin peu avant ce 15 octobre 1990 où elle s’éteint dans son sommeil : « Elle avait un foutu sourire, un sourire que je n’oublierai jamais. Je lui tenais la main très fort. Et je souriais aussi fort qu’elle. Pourtant je savais, Sami nous l’avait dit. “Allez les filles, il faut aller lui dire au revoir maintenant. Elle a dit avec difficulté : “Dans trois jours j’irai mieux.” » Antoine Doinel s’était bien trompé, elle n’était pas une apparition, mais une femme. Une femme qui, comme conclut Akerman « a traversé le monde en essayant de le changer ».

Propos tirés de « Rencontre avec Delphine Seyrig », par Jean-Pierre Joecker et Michèle Combettes, in Masques n°17, printemps 1983 ; Chantal Akerman, Autoportrait en cinéaste, Cahiers du cinéma/Centre Pompidou, Paris, 2004, Jean-Claude Carrière, « À la trace », in Rétrospective Delphine Seyrig pour le Festival du film de femmes de Créteil, 1992 ; et documents issus des fonds de la Cinémathèque française.