DEPARDIEU : La ballade de Guillaume
« Tant que je n’avais pas touché la flamme, je ne voulais pas croire que ça brûlait. » Jusqu’à sa mort prématurée à l’âge de 37 ans, la comète filante Guillaume Depardieu s’est consumée à vitesse grand V. Bilan ? Un casier judiciaire chargé et une série d’apparitions fulgurantes chez Corneau, Rivette, Carax, Salvadori… Largement de quoi alimenter un culte. Voici l’histoire du « Petit Prince ».
« Agnès, c’est difficile à dire… Tu m’émeus. C’est pas un très joli mot, je sais pas comment le dire autrement : tu me touches. Quand je suis avec toi, je me sens triste et heureux. Et puis aussi je me sens un peu honteux. Comme si j’étais quelqu’un de pas bien, et puis toi quelqu’un de trop bien. D’ailleurs des fois, quand je suis à côté de toi, je me dis qu’il faudrait que je prenne un bain. Voilà… Ah oui ! Et puis aussi, dès que tu t’en vas, tu me manques. Et même quand t’es là, mais que tu regardes ailleurs, tu me manques aussi. Mais me regarde pas comme ça, je t’ai pas insultée… Je t’ai fait un aveu. C’est pas un aveu honteux… »
La déclaration d’amour est maladroite. C’est un fiasco qui s’achève sur une proposition froide de plan à trois avec le petit copain de la fille. Coïncidence burlesque et inattendue : une vitre explose en arrière-plan et laisse le cœur du jeune garçon en mille morceaux. Il suffit parfois d’un monologue pour fixer un comédien dans la mémoire d’une génération entière. Au mitan des années 90, Guillaume Depardieu forme avec François Cluzet un tandem de branleurs parisiens pleins de ressources dans Les Apprentis, le film culte de Pierre Salvadori, dont on lui ressort encore aujourd’hui les répliques. Le jour de la sortie en salles, l’équipe sautille de joie : le film fait encore plus d’entrées à la séance de 22 heures qu’à celle de 20 heures. Du jamais-vu. Quelques mois plus tard, le rôle vaut un César du meilleur espoir masculin à Guillaume Depardieu. Il apprend la nouvelle alors qu’il a suivi en thalasso son père et le magnat du poulet Gérard Bourgoin pour leur « cure de riches ». Mais ça ne lui fait ni chaud ni froid : ce qui le préoccupe à ce moment-là, c’est sa tentative de désintox’, sa « cure de cafard ».
Comme les Dalton
Attablé dans un café des Buttes-Chaumont, Pierre Salvadori commande une bière avant de remonter le fil du temps passé avec son pote emporté par une pneumonie, il y a quinze ans. C’était le 13 octobre 2008, quelques jours après la fin du tournage de son ultime film en Roumanie : L’Enfance d’Icare. Guillaume Depardieu était le comédien fétiche de Salvadori, son Jean-Pierre Léaud à lui, celui avec qui il a fait quatre films et les 400 coups. Il le confesse sans hésitation : cette déclaration d’amour est la plus belle scène qu’il ait jamais tournée. À bien des égards, un petit miracle qui revient de loin. Encore plus que leurs trois autres films (deux comédies avec Marie Trintignant – Cible émouvante, Comme elle respire – et un polar pour Arte, Les Marchands de sable), le tournage avait été rendu « très, très difficile » par la consommation de drogues dures et d’alcool du comédien. Au bout de quelques semaines, après une réunion de crise avec son producteur Philippe Martin et le clan familial, le cinéaste doit se résoudre à interrompre le tournage pour faire interner Guillaume à la clinique des Pages, au Vésinet, contre son gré. « Pour avoir une belle histoire avec lui, il ne fallait rien en attendre, pose-t-il. Et rien attendre, c’est rien attendre : il peut te planter en tournage, mais c’est la règle. » Sauf que l’intervention n’est pas vraiment du goût du comédien, qui décide de se faire la malle au milieu de la nuit en accrochant un drap à sa fenêtre du troisième étage, « comme les Dalton » (dixit Salvadori). Arrivé au bout du tissu, il lâche sa prise et se fracture le pied à l’atterrissage. Clopin-clopant, on le retrouve… À 3 kilomètres de l’établissement. « C’est quand même rigolo, ça aurait pu être dans Les Apprentis », soupire le cinéaste. Ce dernier finit par revenir sur le tournage, avec un plâtre. « Il était hyper-mal. Il avait honte et m’a demandé de tourner d’emblée la déclaration d’amour. Il avait envie d’être bon pour se remettre bien avec l’équipe. Et il a sorti son monologue en une prise. Je me suis éloigné, tellement j’étais heureux. » À l’origine, le film s’écrit comme un cadeau du cinéaste à son ami, en vue de sa libération de prison. Le 24 juin 1993, il est condamné à trois ans d’emprisonnement dont deux avec sursis et mise à l’épreuve, pour infraction à la législation des stupéfiants. Salvadori : « Pendant ce temps-là, moi j’écris Les Apprentis et je lui envoyais des lettres pour lui dire où on en était. C’était : ‟Cher matricule machin…ˮ Les gens étaient furieux contre lui et je voulais absolument qu’il ait quelque chose en sortant pour qu’on puisse retravailler vite ensemble. »
À vrai dire, il s’agit déjà de son deuxième séjour à l’ombre : en 1988, à seulement 17 ans, il est incarcéré dans une maison d’arrêt pour mineurs pour avoir dépouillé des gens de leur doudoune Weston avec un pistolet d’alarme. De ce premier enfermement, il dira plus tard : « J’ai appris à être un antisocial profond. Ils ont fait de moi une bête. » En 1993, s’il écope de trois ans, c’est pour trafic d’héroïne. Avec quelques copains tox’ qui en ont marre de galérer entre Stalingrad et La Chapelle, ils ont l’idée de se relayer et faire des allers-retours en Hollande pour s’approvisionner. Mauvaise idée. La peine, lourde, est perçue comme une immense injustice liée à son statut de « fils de ». Qu’importe : il sort au bout d’un an et demi, après avoir été placé en régime de semi-liberté. Le jour, il répète une pièce d’Harold Pinter (Le Retour, mise en scène par Bernard Murat) ; la nuit, il dort… dans une prison pour femmes. Il y attrape pour de bon le virus du jeu et « apprend tout » en observant Jean-Pierre Marielle, qu’il retrouvera sur Tous les matins du monde. Mais il retombe aussi dans ses travers : « Pendant l’entracte, (…) il fallait que je fonce porte de Clignancourt aller chercher de la came, que je revienne, je fumais deux cailloux de crack et puis je remontais sur scène comme si de rien n’était. » En d’autres termes : « Dans la comédie, j’ai trouvé exactement la même chose que dans la came. (…) [À la fin d’un tournage] je récupérais mes pompes, et je m’apercevais qu’elles n’avaient ni bougé ni grandi, et j’étais complètement perdu. J’étais en manque. »
Mauvaise graine (de star)
Comme souvent pour ce type de destins dits « brisés », il y a un mauvais roman et une belle histoire à raconter. Le mauvais roman, c’est ce qui constituerait probablement le fil rouge d’un biopic sur un Guillaume Depardieu grotesquement figé par le crépitement rapace du flash des paparazzis : le destin tragique du fils de la plus grande star du cinéma français qui vit une enfance dorée mais malheureuse ; un gamin solitaire qui voit rarement son père et qui lui en veut d’être tout le temps loin, tout le temps en tournage. Alors, il se fait virer de tous les collèges de la région et rumine sa colère juvénile dans l’immense bâtisse familiale, entouré de sa mère Élisabeth (comédienne et fondatrice d’Émergence, qui organise des résidences pour jeunes réalisateurs) et de sa sœur Julie, à l’ombre de grands arbres dans la commune de Bougival, dans les Yvelines. Loin du fracas du monde, il se construit une cabane dans les bois alentour. Il y a bien quelques moments de bonheur avec papa : des souvenirs de dessins animés de Tex Avery, le dimanche soir ; des repas interminables où Gérard le faisait « pisser de rire », à tomber de sa chaise ; « et puis les fameuses tournées du dimanche, quand il était là, avec Patrick Bordier, mon oncle, et Jean Carmet : on allait chez Jean Le Vigneron manger de la charcuterie… » C’est bien, mais pas suffisant pour le jeune garçon.
À l’approche de sa majorité, il tape comme un sourd sur sa batterie et rêve de devenir un grand musicien, mais s’empresse surtout de cocher toutes les cases de la célébrité chic et choc. Côté pile : les premiers films, des très bons et des moins bons, comme son père. Côté face : les drogues, l’alcool, la fête, les conquêtes féminines, les plateaux télé d’Ardisson, le linge sale lavé en public avec Gérard, souvent par voie de presse interposée. Et en guise de points de chute, l’inéluctable triumvirat d’un Monopoly sordide : hôpital, prison, cimetière.
Voilà pour le mauvais roman, celui d’un gosse de star déprimé qui a brûlé la chandelle par les deux bouts en laissant derrière lui une filmographie trop courte mais émaillée de moments de grâce incroyables.
Maintenant, la bonne histoire. Ou plutôt devrait-on dire la légende, la ballade de Guillaume. C’est bien entendu celle qu’il s’est construite en menant une vie romanesque traversée à toute blinde en moto. Peu concerné par les règles élémentaires du code de la route, il monte jusqu’à 320 km/h sur l’autoroute et grille systématiquement tous les feux rouges en ville. Bref, il porte sa courte existence au plus haut degré d’intensité possible, jusqu’à l’autodestruction. Scarifications, tatouages, cicatrices en tous genres… Son ami, l’animateur Marc-Olivier Fogiel, en frissonne encore : « C’était très, très marquant. Au début, je le charriais beaucoup sur le fait qu’il mettait peut-être un peu en scène son mal-être. Je me demandais s’il ne se complaisait pas là-dedans. Et quand j’ai vu comme il s’était abîmé… » Jamais vraiment suicidaire, donc, mais c’est plus fort que lui : il faut toujours qu’il se mette physiquement en danger, qu’il s’esquinte. Avec son sens très personnel de la formule, il résumait : « Je me suis servi de mon corps comme Sid Vicious se servait de sa basse. » « C’est ça le truc : c’était un mec dangereux. Pour lui-même et donc aussi pour les autres », pose Gabriel-Julien Laferrière, premier assistant de Leos Carax sur Pola X, dans lequel Depardieu interprète un écrivain à succès qui vit seul avec sa sœur dans une grande maison bourgeoise. Il se plante en moto, rencontre une mystérieuse demi-sœur venue de l’Est avec qui il plaque tout pour finir SDF dans un squat au milieu d’une sorte de secte punkoïde. Le film, déroutant, reçoit un accueil très tiède à sa sortie mais le rôle, taillé sur mesure, reste l’une de ses plus vibrantes apparitions à l’écran. Là encore, le tournage – étalé sur une année entière – est toujours sur la brèche, à la limite de la sortie de route. Laferrière se souvient : « Il y a une scène sur un bateau vers la fin, et forcément Guillaume a sauté au mauvais endroit, au mauvais moment. Il y avait un matelas sur le bord qui s’est retourné, il s’est retrouvé coincé en dessous. Et nous on était sur le bateau, sur la Seine, à se demander ce qui se passait… Il y avait ce plaisir-là de faire peur. » Celui que tout le monde surnomme « Gaby » enchaîne avec une autre histoire glaçante. Un soir, à la fin d’un dîner bien arrosé dans le 18e arrondissement de Paris, le comédien serait parti braquer les chauffeurs de taxi de la place de Clichy avec une arme factice piquée sur le tournage : « Il était en costume, une bouteille de grand cru dans une main et son flingue dans l’autre… Les taxis sont sortis et lui ont pété la gueule. Ils lui ont arraché des touffes de cheveux, son corps était couvert de bleus mais heureusement son visage était intact, sinon on ne tournait plus. Je n’ai jamais su pourquoi il avait fait ça. »
Vols de nuit
Dans ses derniers films, Versailles ou Ne touchez pas la hache, il semble déjà sans âge, le regard de marbre, comme revenu du dernier cercle de l’Enfer. Pierre Schoeller, qui l’a dirigé dans Versailles en clochard anar’ et taiseux qui prend un gamin paumé sous son aile, tente de théoriser : « Il m’a beaucoup appris sur l’espèce de sensation que la beauté peut brûler. Ce sentiment de chaud et de froid… C’est pas exactement du charisme, c’est encore plus troublant avec lui, un truc minéral. Vous avez une espèce d’essence chimique : quand vous regardez le sable, il y a un grain qui n’est pas comme les autres. C’était ça, Guillaume. C’était mon premier film et on a été emporté par la tornade. Je n’ai jamais vu ça de ma vie : c’est quelqu’un qui vivait des choses incroyables en 24 heures. » Fogiel, resté proche jusqu’au bout, n’en revient toujours pas de la vitesse de croisière de son ami : « Le mec, il était à zéro ou à cent, mais jamais à cinquante. Tout le temps intense, même dans les discussions les plus basiques. Rien n’était banal, ça m’hallucinait. » Pierre Salvadori remet une pièce dans le juke-box : « Guillaume, il a des images… Il est fulgurant. Il te sortait des trucs que t’avais jamais entendus, j’adorais ça. Et si les nuits étaient passionnantes avec lui, c’est parce que tout le monde pouvait venir s’asseoir à notre table au Saint-Jean, dans le 18e. Parfois, c’était des grands bourgeois dépressifs qui vivaient seuls et après tu finissais avec un clochard. C’est ça que tu perds aussi, quand tu perds Guillaume. Parce que tu n’as pas forcément le courage de cette vie-là. »
Et si ses meilleurs rôles étaient ceux qu’il n’a jamais joués au cinéma ? Gamin, il se donne dix ans pour « devenir Mozart ». À 16 ans, il se voit mercenaire exilé en Afrique pour « déstabiliser des gouvernements, contrôler les ressources minières et le pétrole pour foutre l’Occident dans la merde ! » De ce fantasme, il ne gardera que de larges treillis militaires qu’il portait chez lui en toute circonstance et un stock d’armes prétendument enterré dans son jardin. Adolescent, il s’échappe de sa vie de « fils de » en prenant le dernier train de Bougival pour Paris. Il s’embarque alors dans de longues nuits blanches, errant de café en café, s’inventant d’autres vies que la sienne et donc déjà un peu acteur à l’insu de son plein gré, finissant même par s’improviser quelques fois gigolo.
Mais ceux qui l’ont aimé ont plutôt vu en lui : un troubadour, un vieux capitaine, un pirate, un cowboy, un poète rimbaldien ou encore une « vieille âme » dostoïevskienne. Pour Jeanne Balibar (qui partageait l’affiche avec lui dans Ne touchez pas la hache), « c’était un mélange de John Wayne jeune et de Buster Keaton vieux », avec un côté XIXe : « La bohème, mais la vraie bohème. Guillaume, c’est la vie de Montmartre, l’absinthe, les filles, les artistes… C’était ça son imaginaire. » Pour Béatrice Dalle, il était « Le Petit Prince », qu’il avait tatoué sur le ventre : « Le jour où il est mort, j’ai dit : ‟Le Petit Prince est mort.ˮ’ Si j’avais des sous, je rachèterais tout ce qui concerne le Petit Prince et je le gommerais pour ne laisser que sa planète. »
À 18 ans, installé dans un petit appartement de la rue Lepic à Montmartre, il passe une partie de ses journées à faire l’artiste de rue avec un pote, poussant la chansonnette pour grappiller quelques pièces aux touristes étrangers du quartier. Toute sa vie, la musique restera sa grande affaire, son rendez-vous raté. Pour son premier vrai rôle dans Tous les matins du monde d’Alain Corneau, il incarne Marin Marais, un grand joueur de viole de gambe au XVIe siècle (la version plus âgée du personnage est jouée par son père). Il impressionne le chef opérateur Yves Angelo : « C’est le seul comédien à avoir joué les notes de l’instrument. Il a appris très vite et très bien le maniement de la viole de gambe. Il avait les coups d’archet et l’exactitude du pincement des cordes de la main gauche. » Avec Angelo, il se lance dans de longues discussions sur Debussy ; plus tard, il fera aimer Chopin à Béatrice Dalle, à qui il assénait : « Tu ne peux pas dire que Chopin est mièvre ! » Il écrit également de nombreuses chansons pour d’autres, sans jamais parvenir à s’épanouir en tant qu’artiste à part entière : « La seule lâcheté que j’ai eue, c’est de ne pas faire ce que j’ai toujours su faire : de la musique, écrire des chansons… » Toujours trop dilettante, trop dispersé. Incapable de porter un projet sur ses seules épaules. « Guillaume, c’était un gros paresseux : il n’allait jamais au bout, appuie Salvadori. Un jour, il me demande : ‟Mais comment tu fais pour écrire ?ˮ Je lui ai répondu : il faut s’immobiliser. C’est chiant d’écrire, il faut rester chez soi, attendre que ça arrive… Lui il écrivait quand il était un peu torché, comme ça. Sauf quand il était à l’hôpital, là il n’arrêtait pas d’écrire. Quand on allait le voir, il y avait des feuilles partout. » Alité après son accident de moto, il dit ainsi avoir composé un opéra en quinze jours intitulé Malgré tout, en hommage à sa mère. Béatrice Dalle n’était pas non plus très convaincue : « Il venait souvent me faire écouter ses trucs et je lui disais : ‟Guillaume, on donne sa vie pour la musique pour être un grand musicien et tu n’es pas en train de donner ta vie pour la musique.ˮ Donc non, je ne trouvais pas ça extraordinaire. » De cette passion, il reste tout de même onze chansons réunies dans un album posthume qu’il avait décidé d’intituler… Post mortem. Installée au bord de son canapé, enchaînant les cigarettes dont elle exhale élégamment la fumée, Jeanne Balibar a aussi son avis sur la question : « C’était stupéfiant comme il jouait du piano, mais au fond il n’a pas rencontré le rock’n’ roll… Alors qu’il était si doué. Le mieux qu’il ait fait, c’est la chanson qu’il a écrite pour Barbara. Comme il avait le goût d’un certain flamboiement en tout, son album est kitch. Il a raté le coche de s’identifier à Jim Morrison ou à Syd Barrett, ou même aux Sex Pistols. » Béatrice Dalle nuance : « Le rock et le punk, c’est une musique de la rue, c’est une manière de vivre et d’être. Moi je ne connais aucun chanteur punk qui vient d’un milieu un peu thuné. Je vois plein d’enfants de bourges qui jouent les punks… J’ai envie de leur dire : c’est génial d’être enfant de bourges, soyez contents d’avoir des parents qui ont les thunes pour vous protéger au cas où. »
« Guillaume… tu n’es pas Gérard »
Il traîne pourtant son écrasante filiation comme un boulet, répétant à qui veut l’entendre que « de fils de à fils de pute, il n’y a qu’un pas ». Encore un truc qui énervait Béatrice Dalle : « Ferme ta gueule Guillaume ! lui répondait-elle. Ton père il serait marin, tu n’aurais pas la vie de Guillaume Depardieu. Quand on rentre à 6 heures du mat’ nous, c’est parce qu’on est allés faire les cons avec des potes. Tu croises des dames qui vont nettoyer les chiottes des hôpitaux, alors ferme ta gueule. » Gaby Laferrière se rappelle aussi de moments bizarres : « Quand il était bourré, il disait : ‟Moi j’ai fait 100 films ! Je vous emmerde tous !ˮ Et moi : ‟Guillaume… tu n’es pas Gérard…ˮ Il était complètement hanté par le père. Sauf que son père, à chaque fois qu’il faisait une connerie, il s’en sortait, alors que lui, à chaque fois il tombait. » Rétrospectivement, on pourrait presque voir en Guillaume Depardieu la descendance hybride et monstrueuse du couple Dewaere-Depardieu des Valseuses : enjôleur avec les femmes, adepte de « la connaissance par les gouffres » (une formule de Michaux, citée par Pierre Schoeller), loubard perpétuellement en butte à toute forme d’autorité, laissant ses plaies ouvertes cicatriser au grand air, souvent dans les mauvais coups et toujours là où il ne faut pas être. Guillaume, c’est la grosse truffe de Gérard posée sur le corps athlétique mais en déséquilibre permanent de Patrick.
Si tout le monde s’accorde à penser qu’il en fait un peu des caisses avec ses daddy issues, il ne fait aucun doute qu’il trouve dans la fumée de l’héroïne dissimulée dans ses Gitanes une façon de « s’auto-médicamenter », suivant la jolie formule de Jeanne Balibar, qui complète : « Il ne supportait pas le monde tel qu’il est, la dureté des rapports entre les gens. C’est sûr qu’il y a un état d’hyper-sensibilité qui court dans cette famille et Guillaume n’arrivait pas à avoir de l’humour avec ça… » Coûte que coûte, il doit faire taire une douleur sourde, une mélancolie, une blessure irréductible à toute forme de psychologie de comptoir et qui le rend si timide, si peu sûr de lui, à la fois socialement et dans le travail. Salvadori : « Guillaume était borderline à certains endroits, il avait de très petites fêlures, des fragilités… Une petite pathologie que l’héroïne apaisait vachement. D’une certaine façon, ça lui réussissait et il fonctionnait. Il jouait comme s’il n’avait pas le droit de le faire, comme s’il était en infraction et c’est sûrement ça qui rendait aussi son jeu si fébrile, si vibrant. Cette maladresse, cette timidité, le fait de buter un peu sur les mots parfois… » Yves Angelo abonde : « Il avait une fulgurance de l’autorité et la même fulgurance dans l’hésitation. Il dégageait cette espèce d’affirmation souveraine dans l’acte de jouer et en même temps, quand je parle d’hésitation, c’est le fait de chercher autre chose… »
La chute
Hélas, aux souffrances psychologiques s’ajoute très tôt la douleur physique intense, à la suite de ce fameux accident de moto dans le tunnel de Saint-Cloud en 1996, qui lui laisse une jambe en miettes. Alors qu’il fonce comme à son habitude, une valise se détache du toit d’une voiture devant lui, provoquant sa chute : « En une seconde, ma jambe était coincée dans les parpaings qui étaient censés protéger la bande d’arrêt d’urgence. J’ai eu donc la jambe arrachée, l’omoplate niquée, le bras cassé, deux doigts arrachés… » Une chance dans sa malchance : encore sous l’emprise de substances, il ne sent pas la douleur, ne s’évanouit pas et parvient à se mettre sur le bas-côté. Mais à l’hôpital, il déchante : la morphine ne lui fait aucun effet et il hurle de douleur pendant trois jours et trois nuits. Au cours des années qui suivent, il a beau boire « deux fois la mer Morte », la douleur revient sans cesse. Il enchaîne pas moins de 17 opérations lourdes à la jambe jusqu’à son amputation en 2003, après avoir contracté un staphylocoque doré. La lutte contre les maladies nosocomiales devient son grand combat. Il monte une fondation, s’expose dans les médias, reçoit des centaines de courriers et d’appels d’anonymes. Concernant l’amputation, tout le monde avait son avis sur la question mais Céline Hue, réalisatrice d’un documentaire sur lui pour M6 à cette époque, était peut-être mieux placée que d’autres pour en juger : « Je me souviens d’une fois à Biarritz, il regarde Roland-Garros, un peu tristounet allongé sur le lit… On est assis côte à côte et il avait encore sa jambe valide. Il me dit : ‟Tu vois tout ça, je l’aurai plus bientôt…ˮ C’était terrible. Plein de gens lui laissaient des messages sur son répondeur : ‟Guillaume, ne te fais pas amputer !ˮ, ‟T’as pas essayé ce dernier traitement miraculeux en Amazonie ou aux États-Unis !ˮ Mais lui il disait : ‟Arrêtez, j’ai pris ma décision, j’ai tout testé…ˮ Et je suis allée à des rendez-vous médicaux avec lui : son cartilage dans l’os du genou était bouffé par le staphylocoque, donc ce serait romanesque de dire qu’il a fait ça dans son entreprise d’autodestruction. Non : il souffrait. »
Et pourtant, malgré tout : il ne s’arrête jamais de tourner, trouvant toujours des subterfuges pour masquer son infirmité ou l’intégrer au personnage. Sur Pola X, il dégage sa doublure parce qu’il trouve qu’il « court comme un con ». Certes, il faut parfois lui hurler dessus un bon coup pour qu’il se reprenne, comme l’a fait Jeanne Balibar sur Ne touchez pas la hache, au moment où Rivette menaçait d’arrêter le tournage pour de bon : « Il avait un sens extrêmement aigu de ce que c’était qu’un grand film, qui valait la peine d’être fait. À partir du moment où il avait décidé que c’était ça, il se mettait en état d’arriver à le faire. » Le film reste le dernier grand accomplissement du comédien. Salvadori se souvient avoir pensé : « Ça y est, c’est une statue. Il est hiératique, il est dessiné, il comprend son corps et sait l’utiliser même avec son infirmité… » Béatrice Dalle est plus cash : « Il marchait les jambes très écartées à cause de sa prothèse et après l’opération, il est arrivé chez moi avec son casque de moto, un manteau très chic et un vieux blouson de bécane par-dessus, on aurait dit un chevalier. Je lui ai dit : ‟Putain t’es encore plus sexe comme ça, bordel !ˮ »
De son père, Guillaume Depardieu hérite d’un rapport très fort aux mots, à la langue et aux textes, mais aussi de son endurance physique et de sa capacité de récupération hors –norme. À force de le voir se relever toujours de tout, certains avaient fini par se dire que sa mort n’était peut-être pas inéluctable. Pierre Salvadori : « Je l’ai vu faire des choses tellement folles et à chaque fois il s’en sortait. Je me disais que finalement, il allait tenir jusqu’à 50 ans. » Fogiel se montrait moins optimiste : « Je lui disais de temps en temps : ‟Un jour j’apprendrai une mauvaise nouvelle.ˮ » Quant à Gaby Laferrière… « Quand je l’ai vu arriver, la première chose que je me suis dite c’est : ‟Voilà un mec qui mourra avant moi.ˮ Il portait la mort sur lui. »
Mais c’est bien Alex Iordachescu, réalisateur de L’Enfance d’Icare – dans lequel un médecin apprenti sorcier promet l’immortalité à son personnage –, qui aura été le plus troublé par le rapport du comédien à sa propre finitude : « Un jour pendant les répétitions, en Roumanie, il s’est mis à pleurer parce qu’il voulait voir sa fille. Il me dit : ‟Ça m’embête de mourir sans avoir vu ma fille, et à la fin du tournage, je vais mourir.ˮ J’avais été choqué par l’affirmation, mais il m’a raconté exactement ce qui allait se passer ensuite : comment seraient sa sœur, sa mère… » Passé le clap de fin, Guillaume Depardieu ne veut pas rentrer en France, ne sachant que trop bien ce qui l’y attend : la prison. Il n’échappera pas à la peine ferme dont il a écopé pour une énième conduite sans permis, avec un autre accident à la clé, dans un autre tunnel, celui de Versailles. Bloqué en Roumanie, ne sachant plus quoi faire ni où aller, il arrête de s’enfiler les bouteilles de vodka qui le tiennent en vie. En tout cas, il en est convaincu : « Ça tue les microbes et ça tue la douleur, ça me donne le sucre, ça me donne tout ce qu’il faut. » Deux jours après, c’est la dégringolade : il se sent mal, tousse de plus en plus… « Il pouvait aller dans un sens ou dans l’autre, et il a fait un choix, juge Iordachescu aujourd’hui. Pour lui, la mort n’était pas la fin, c’était une expérience. Il me disait : ‟Je pourrais me couper tout le corps et le remplacer par une machine, si on me laissait juste les yeux, tu verrais toujours la même chose.ˮ Il refusait d’être limité par ça mais cette non-identification au corps faisait un peu peur. » Le cinéaste n’a plus tourné aucun film.
Le 17 octobre 2008, dans la lumière blanche d’un jour d’automne sans nuage, la crème du cinéma et des médias français, mêlée à une foule de badauds, se presse devant l’église de Bougival. « Je fais ce que je veux de mon corps / Car je ne dispose pas de mon sort / J’apprivoise les transports / Vers le ciel… » Dans les haut-parleurs, sa voix de crooner goguenarde et chaloupée résonne. Les prises de parole s’enchaînent et Gérard, le pater familias, lit un extrait de Saint-Exupéry. Lunettes perchées sur le bout du nez, il déclame : « J’aurai l’air d’être mort et ce ne sera pas vrai… » Quelques heures plus tôt, à l’aube, une petite souris nommée Béatrice Dalle s’est faufilée au funérarium pour être seule une dernière fois avec Guillaume Depardieu : « Je lui caressais la tête, il avait des cheveux tout doux, comme Caliméro. Je l’ai pris dans mes bras et je pleurais tellement… On m’a dit : ‟Il ne faut pas pleurer sur lui, tu vas le démaquiller…ˮ Alors j’ai soulevé son tee-shirt, j’avais un gros feutre dans mon sac et je lui ai écrit des mots d’amour partout sur le ventre. Il est parti comme ça et depuis, je ne peux pas penser à lui une seconde sans m’effondrer. C’est horrible. Je me dis qu’il n’y a plus une seule cellule de Guillaume quelque part, à part dans mon cœur. Mais ça ne suffit pas. »
Article paru dans Sofilm n°96. Tous propos recueillis par R.C. sauf propos de G.D. tirés de Tout donner de Guillaume Depardieu, avec Marc-Olivier Fogiel (Plon, 2004).