DISSIDENTE, de Pier-Philippe Chevigny

Qu’est-ce que la langue ? Un outil pour comprendre l’autre, un moyen de communication… ou de domination ? Dans cette usine de Richelieu, région agricole du Québec où se sont installées de nombreuses usines, le français est la langue du patron et sert avant tout à donner des ordres. Une langue que les ouvriers venus d’Amérique centrale ne comprennent pas mais à laquelle ils doivent se soumettre. Ariane, traductrice franco-espagnole, vient d’être embauchée dans cette usine de transformation alimentaire : son travail est de transmettre les directives d’un jeune boss sur les nerfs à une main-d’œuvre déracinée et corvéable à merci. Une position qui lui intime de rester à sa place, de traduire tout en se taisant. Les travailleurs guatémaltèques mettent eux chaque jour leur santé en péril, dorment sur place sous la surveillance d’une caméra, cotisent mais ne jouissent d’aucun droit. Ariane ne se révolte pas. Après tout, elle n’est ni syndicaliste ni déléguée du personnel. Et puis son job, elle en a besoin. Mais cette langue, l’espagnol, exprime sa culture, lui rappelle inlassablement d’où elle vient. La jeune femme est elle aussi une immigrée hispanophone sur le sol québécois et, bientôt, elle ne pourra plus se contenter d’être simple messagère. Le petit soldat se mue en lanceuse d’alerte et dès lors, le langage devient l’arme de la dissidence.

Le film d’Ariane
Depuis plusieurs décennies, le Canada propose un programme d’accueil des travailleurs temporaires qui convie chaque année près de 60 000 migrants, dont la moitié provient du Guatemala. Supposée palier à la pénurie d’employés, cette exploitation s’apparente en réalité à un esclavage légal et institutionnalisé par le gouvernement. Le réalisateur Pier-Philipe Chevigny s’attelle dès 2013 à collecter des témoignages de travailleurs au sein de diverses usines, mais se heurte à la loi du silence. Lui qui pensait réaliser un documentaire va devoir changer de moyen d’expression : il lui faudra passer par la fiction, son premier long-métrage, pour dire la vérité. De cette contrainte narrative découle un drame social à l’os, porté par un scénario bâti sur ces multiples récits et par une caméra fébrile, vissée à la nuque de sa protagoniste. Rarement le langage, tour à tour unificateur ou objet de division, n’a si bien trouvé sa place dans l’image, le cadrage serré nous forçant à regarder dans les yeux la réalité du monde.
Fil rouge du projet, la comédienne Ariane Castellanos était présente dès les origines du film, puisqu’elle a accompagné le cinéaste au Guatemala pour rencontrer d’anciens travailleurs. Et après Le Successeur, c’est un retour en majesté que s’offre dans les salles françaises Marc-André Grondin, dans un rôle de patron lui-même étouffé sous les ordres de ses supérieurs, contraint par les actionnaires à toujours plus de rentabilité. Car malgré une charge contre le capitalisme qui broie, le film a l’intelligence de ne pas verser dans la binarité : tous les personnages sont des pions sur l’échiquier du grand Capital. La noirceur du propos pourrait confiner au désespoir ; il n’en est rien : on ressort du film convaincu que derrière la loi du marché, il demeure un peu de justice, la force du collectif, la résistance du groupe. Dissidente ne nous épargne pas, mais remet toujours l’humanité, bafouée mais debout, au cœur du propos. Un grand film politique qui saisit et étreint, jusqu’à la suffocation. Marine Bohin

Chronique dans le Sofilm n°103, actuellement en kiosque.