DUPONTEL : "Je ne suis pas si punk que ça"

– DUPONTEL : "Je ne suis pas si punk que ça" –

Ce mois-ci à l'honneur du côté de notre partenaire FilmoTV, Albert Dupontel a signé en 2017 sa première grosse fresque historique en racontant les tribulations tragi-comiques de deux Poilus après la guerre. Albert assagi ? Si la forme change un peu, l'acteur-cinéaste n'a pas fini de fustiger « les marchands » et les illustres « tueurs » de l'Histoire de France. Entretien débridé avec un homme qui parle plus vite que son ombre. Où il est question de Brexit culturel, de cascades sans filet et de bastons à coups de nunchakus en banlieue.  Propos recueillis par Arthur Cerf et Raphaël Clairefond.

On est ici dans l'hôtel particulier qui sert de bureaux à votre société de production, et où ont été tournées des scènes de 9 mois ferme et Au revoir là-haut. Vous bénéficiez d'un loyer très modique de la part de la Région Île-de-France qui vous le loue à prix modique, mais apparemment c'est bientôt terminé ? Oui, la Région veut vendre cet hôtel particulier. Il y a des gens qui l'ont visité, mais c'est compliqué pour eux parce que ça vaut 11millions d'euros et c'est classé monument historique, donc ils ne peuvent rien casser. Mon espoir secret, c'est que si jamais dans deux ans ils l'ont toujours pas vendu on pourra peut-être le récupérer…

C'est drôle de retrouver ici celui que certains surnomment encore parfois le « punk du cinéma français », non ? Oh vous savez, je ne suis pas si punk que ça, moi je suis un petit bourge. Je conteste le monde ambiant avec mes films, mais c'est des contestations bien bénignes. À l'époque de Bernie (1996), j'appartenais à une mouvance de jeunes trentenaires avec Gaspar Noé, Jan Kounen, etc. La façon de s'exprimer était virulente, donc, à la limite, le terme pouvait être associé. Mais c'était il y a vingt ans, ce mec est mort depuis longtemps. Sinon, on dirait de moi : « Il ne se renouvelle pas, toujours avec ses conneries et ses coups de pelle. »

Au revoir là-haut est votre premier film à très gros budget… Oui mes films précédents se sont tournés à environ 5 millions d'euros parce qu'ils n'avaient pas besoin de plus. Là, c'est trois fois plus, mais à partir du moment où vous adaptez un récit épique de 600 pages qui se passe pendant la Première Guerre mondiale, c'est indispensable. Maintenant, je relativise : le film a été fait pour 17 millions, c'est le cachet d'une star américaine. Ça reste très humain par rapport à l'économie du cinéma mondial, ça reste de l'artisanat français, certes, assumé, mais ce n'est pas non plus le budget de certains films que je vois. Parfois sur certains films, je tombe à la renverse, je me dis : « Où est passé l'argent ? »

 

La scène de guerre au début est assez impressionnante, vous l'avez tournée comment ? Il suffisait de trouver un champ de 150 hectares, tout détruire pour en faire un champ de bataille, et numériser les alentours parce qu'il y avait encore des forêts et je voulais que ce soit complètement lunaire. Après : artifices, répétitions et puis voilà on est partis. On a tout fait en deux semaines. Mais c'est vrai qu'on n'a pas le droit à l'erreur, il y avait des drones, des caméras enterrées, des mecs qui couraient avec des caméras, enfin tout un aréopage d'installations techniques.

Vous aviez de grosses influences en tête pour cette scène ? J'avais déjà lu beaucoup de choses, mais là j'ai pratiquement lu tout ce qui pouvait exister sur la Première Guerre mondiale. J'ai relu Erich Maria Remarque qui a écrit À l'Ouest, rien de nouveau, qui a donné un excellent film de Lewis Milestone. Ça fait partie d'ailleurs des films qui ressortaient de tout ceux qu'on a vus, avec Les Croix de bois, Wings aussi, de William Wellman, un film muet sur les aviateurs de la Première Guerre mondiale qui est extraordinaire. Les scènes de combats aériens ont toutes été faites pour de vrai, c'est magnifique. Quand on voit Les Croix de bois, tourné en 1931, sur les anciens lieux de bataille, il y avait encore des cadavres et des obus… Il n’a engagé que de vrais soldats qui avaient fait la guerre pour la figuration… Mais la caméra est très statique, c'est marrant. Il y a des mecs qui sont très près des explosions, je me dis : « C'est pas possible il y en a qui se sont esquintés ! »

Et vous avez vu Dunkerque, du coup ? Oui, j'ai pas accroché. Pas d'histoire. Christopher Nolan, il est bon quand il bosse avec son frère sur Interstellar et Inception. D’ailleurs, je pense que c'est le frangin, le cerveau. Là, même en termes de mise en scène j'ai été déçu. Je n’ai pas compris ce qu'il a voulu faire. Il y a des maisons modernes qui sont à l'image et qui auraient dû être virées… Et puis quand Branagh dit : « On a rapatrié 330 000 hommes », et qu’on voit 17 chalutiers… Et après c'est : « Occupe-toi de boucher le trou », alors que la coque est criblée d'impacts… Mais ils sont cons ou quoi ? Bref, il y a plein de trucs comme ça qui ne vont pas, j'ai pas compris. Ça a coûté 170 millions de dollars, quand même !

Si on parle d'histoire, on dirait que vous êtes fasciné par Napoléon, non ? Pas par Napoléon, non : par l'épopée napoléonienne. Napoléon, je m'en fous, c'est un tueur… doué. Je trouve que l'épopée a toujours été racontée de manière caricaturale et quand on se plonge dans les bouquins de l'époque, le discours naïf des gens pour qui la vie d'une personne n'avait aucune espèce d'importance, c'est vraiment très intéressant. C'est une époque ultra-barbare. À Austerlitz, il y a 40 000 morts en une journée avec des flingues qui n'étaient pas précis à dix mètres. Le débarquement, c'est 2 000 morts avec des avions, des canons et tout. Vous comprenez la différence ? C'est dingue. L'histoire tamponne cette violence-là, elle la magnifie. Non : c'était une boucherie sans nom, et on est issus de cette boucherie. Et on continue à la perpétrer. C'est une vraie hypocrisie de nos démocraties. Un mec me demandait l'autre jour : « Pourquoi vous êtes révolté ? » Mais je ne suis pas révolté, je suis lucide. S'il y en a qui sont contents parce que le PSG gagne, tant mieux pour eux.

Vous pensez du coup que l'histoire devrait être enseignée différemment ? Elle ne devrait pas être enseignée, elle devrait être critiquée. François 1er, Marignan 1515. Il faut apprendre la date, mais qu'est-ce qu'il venait foutre là-bas ? À part piquer les richesses des Italiens dont il n'avait pas besoin. Tant qu'on n’apprend pas aux enfants qu'on a été ça… Un bouquin de l'Histoire de France, c'est mille ans de meurtres, de boucheries, d'aberrations, de bêtises… On nous apprend ça sans même chercher à comprendre ce qui s'est passé.

C'est amusant de vous retrouver produit par Gaumont, alors qu'ils n'avaient pas voulu de Bernie à l'époque… Je leur avais envoyé le scénario et mon court métrage, Désiré. Quelques jours après, ils me convoquent, vraiment comme le proviseur, et ils me disent avec une tronche absolument sinistre : « Vous savez, on a lu les fiches de lecture… Ce n’est pas très bon… » Moi, j'étais inquiet, je me dis que c'est pas compréhensible, mais ils me disent : « C'est noir, hystérique, violent… Et ça n'arrête pas ! » Je leur réponds : « Ça fait un an que je fais tout pour que ce soit comme ça, c'est pas votre came, c'est dommage pour moi, mais merci. » Je suis vraiment parti rassuré.

Et le CNC ? Ah vous êtes au courant… Il y avait eu une petite bataille autour de Bernie. Le CNC avait envoyé un mot à la production en disant : « C'est le genre de films qu'il ne faut absolument pas faire en France. » Après, les lecteurs de France 3 disaient qu'il fallait de l'aspirine pour lire le scénario tellement c'était abject… Moralité, grâce à Alain de Greef à qui je rends hommage en ouverture du film, qui était directeur des programmes de Canal à l'époque, j'ai pu trouver 1,5 million d'euros pour le faire. Alors que Canal commençait déjà un peu à s'embourgeoiser. L'argent était là, mais l'esprit frondeur avait déjà un peu disparu. Là, je sais que plein de gens que je connais sont partis, des gens passionnés de cinoche… C'est dommage. D'après ce que j'ai cru comprendre, ils passent beaucoup de choses en crypté, j'ai l'impression qu'ils veulent faire HBO.

On vous en propose, des séries télé ? Non, mais je suis assez client. J'ai un micro-réseau de goût, on s'appelle, on se recommande des trucs. Jan Kounen m'appelle par exemple et me dit : « Vois Sense 8, la saison 1 ; la saison, 2 j'ai un peu décroché… » C'est vrai que la série télé, c'était péjoratif il y a quelques années, mais maintenant ça ne l'est plus. Tout d'un coup, il y a de bonnes histoires filmées qui s'appellent « séries télé ». Donc j'ai vu Westworld, Mr. Robot, The Night of, Taboo… Aujourd'hui, il y a des grands moments de cinéma dans les séries télé. Dans Mr. Robot, il y a des cadrages très intéressants, l'arrivée de la musique classique, l'utilisation des focales larges… Les gens s'amusent beaucoup et ont une liberté incroyable. Dans les années 50, la télé est arrivée et le cinéma a paniqué, pensant qu'on allait lui piquer son public. Donc le cinéma est devenu subversif : l'idée, c'était qu'on irait voir au cinéma ce qu'on ne pouvait pas voir à la télévision. D'où le sexe et la violence des années 60, 70. Et puis, dans les années 80, les grands comme Spielberg et Lucas ont ramené les familles dans les salles. Donc les subversifs étaient un peu coincés. Depuis une dizaine d'années, on retrouve un domaine d'expression formidable dans les séries. Je suis surpris, même quand je vois Boardwalk Empire, surtout le premier épisode réalisé par Scorsese, il y a beaucoup de nudité, de violence comme dans le cinéma quand j'étais petit. Le cinéma, c'est de nouveau fait pour les mômes et le pop-corn. Ça rechangera peut-être, mais quand les marchands tiennent un truc, ils le lâchent rarement.

Belmondo a dit récemment en interview : « L'héritier c'est Dupontel, par son jeu, sa folie », vous le saviez ? Ah non, je ne savais pas. Mais je n'ai rien de Belmondo en moi : il est décontracté, je suis flippé… J'ai un seul regret : si je pouvais, je remonterais le temps pour m'inscrire au Conservatoire dans les années 50 avec eux, puis avec les Monty Python dans les années 70. Qu'est-ce que j'aurais aimé les regarder. Chez Belmondo, il y a une vitalité stupéfiante. Moi, je l'ai surtout connu malheureusement après son pépin de santé, mais il m'a encore plus impressionné parce que l'individu est là. Il y a une phrase de Churchill qui dit : « Un optimiste, c'est quelqu'un qui sait que la vie est dure et un pessimiste, c'est quelqu'un qui le découvre tous les jours. » Et Jean-Paul est un mec optimiste, en dépit de ses déboires. Quand on voit ce qu'il était et ce qu'il est aujourd'hui, c'est quand même le pire qui pouvait lui arriver. Et bah !, dès le mercredi soir, je peux vous dire qu'il en a déjà vu beaucoup des films de la semaine. C'est impressionnant, il a vu tous les films. Quand je l'ai rencontré, je ne pensais pas mais si, il avait vu Bernie, et il m'a fait une critique très précise. Un soir, il est venu chez moi avec Marielle et Rochefort, dans ma cuisine à la campagne, tous les trois. Je les ai fait parler : « Alors comment vous avez commencé, etc. » Jean-Paul était esquinté, mais il déconnait et ses potes allaient jusqu'à dire : « T'as vu jusqu'où ça t'a amené, tes cascades ! » Ils se marraient. Jean-Paul a encore toute sa tête, Rochefort, il la perd un peu, Marielle n’est plus très lucide, il ne se rend plus compte de rien, il est déjà parti… C'est triste. Mais en même temps, c'est doux ce qui se passe, ils partent tout doucement.

C'est fou, également, le nombre de fans célèbres de Bernie, non ? Terry Gilliam bien sûr et Terry Jones m'ont écrit deux lettres. Robin Williams en a parlé aussi… Jones m'avait dit : « J'ai dû le voir en deux fois, tellement c'est horrible. » Et puis j'ai eu un message de Verhoeven des années plus tard. Il m'a demandé si les Français avaient été assez post-modernes pour comprendre le film. C'est marrant, quand j'étais jeune, au cours de Vitez, je tombais à la renverse quand je voyais Brazil ; quand je voyais Robocop, j'admirais Robin Williams… Et un jour, Robin Williams m'appelle. Il me dit : « C'est bien, c'est Chaplin sous acide. »

Robin Williams, la rencontre, ça s'est passé comment ? En fait, on avait un copain commun. Et un jour on m'appelle : « C'est Robin Williams, j'ai vu le film. » Je dis : « Mais non c'est une blague. » Il me fait : « Mais non, je vous passe ma mère. » Et il me passe sa mère : « This is Robin, this is my son ! » Donc rendez-vous est pris au Ritz. J'ai passé deux heures dans sa piaule à discuter et après sa femme est arrivée, elle avait l'air un peu austère alors je me suis éclipsé. Plus tard, je suis allé lui montrer Le Cerveau, à San Francisco, il a trouvé ça très bien… Plusieurs fois j'ai eu des messages de Robin, mais le problème c'est que c'est une star, donc je n’ai pas envie de l'emmerder. Il y a trois ou quatre ans, j'étais sur le point de l'appeler pour lui montrer 9 mois ferme, je ne l'ai pas fait et il est mort. Comme quoi, c'est crétin. Robin est simple, mais le système veut qu'il soit entouré de gens pas simples. Boire des coups, rigoler, très bien. Mais travailler ensemble : compliqué. Terry me disait : « En France, tu peux faire ce que tu veux mais aux Etats-Unis, tu ne pourrais jamais faire la même chose. » 

Vous vouliez faire 9 mois ferme en anglais à l'origine, c'est ça ? Oui. J'ai perdu du temps là-bas, mais c'est aussi que j'étais un peu échaudé par l'échec du Créateur, j'avais très peur d'y retourner donc je me faisais construire ce rêve (sic). Le mec de la Warner, Richard Fox, m'a dit qu'il avait vu Bernie dans l'avion en cachant l'écran pour pas que son voisin regarde… C'était Jeunet qui lui avait passé le DVD. Il me dit : « Super », et puis on a rencontré l'agent de Penelope Cruz, de Nicholson… On rencontre les agents facilement, les stars plus difficilement. Le problème c'est qu'ils ont toujours peur de rater une bonne affaire, donc ils rencontrent tout le monde, mais après il ne se passe plus rien.

Vous dites souvent que vous êtes angoissé, comment vous le gérez ? J'écris et je fais de la gym. Bon là, je commence à vieillir, mais j'ai toujours fait beaucoup de sport parce que ça me calmait. Bernie, c'était de l'angoisse quasi métaphysique, je disais : « Le monde est fou, il y a un suicide en cours… » On peut voir les coups de pelle, mais je raconte juste l'histoire de quelqu'un qui n'a pas eu de câlins et pas de bisous. Après, pourquoi je passe par ce folklore ? Je ne sais pas. A l'époque, j’étais fan de Ken Loach et de Depardon qui osent ce que je n'ose pas, à savoir la simplicité. Est-ce que c'est de la séduction sociale ? Peut-être. Est-ce que c'est de la pudeur parce que je ne me sens pas légitime pour revendiquer des causes comme ça, parce que je suis un fils de petit-bourgeois et que tout va bien dans ma vie ? Est-ce que c'est une forme d'élégance de dire « ma fonction c'est de distraire » ? Donc je reviens vers Chaplin, qui est un grand cinéaste politique et qui a toujours raconté des histoires tristes en distrayant les gens. Il y a différents niveaux de lecture : on peut le voir quand on a dix ans parce qu'il marche les pieds en canard et qu'il se gratte les fesses avec sa canne, et puis adulte, on comprend ce qu'il raconte. Moi je suis très sensible à ça. Même chez Ariane Mnouchkine, par exemple. Quand elle fait Shakespeare, les mecs font des galipettes sur scène. Alors que c'est Shakespeare et qu'ils respectent le texte, mais elle distrait les gens. Souvent, on vous le reproche. Chez Antoine Vitez, il ne fallait surtout pas être distractif, parce que c'était être vulgaire. Non ! Il y a une nuance entre faire « mon cul sur la commode » et emmerder le monde.

On dirait que vous n'êtes pas très branché Nouvelle Vague… Non, je ne suis pas fan du tout. Je ne sais plus qui disait que c'étaient des gens très maladroits. C'est vrai. À part Godard, qui a eu des éclairs de génie. Ce sont des gens qui parlent très bien de cinéma mais qui n'en font pas forcément très bien. Souvent à l'étranger, le cinéma français, c'est ce qui ressemble de près ou de loin à la Nouvelle Vague. Quand je suis arrivé avec Bernie, ils le passaient au Lincoln Center à New York, les mecs faisaient la queue avec le Times, c'était foutu, c'était mort. La moitié de la salle s'est barrée. Moi, c'était les frères Coen et Terry Gilliam que j'aimais, pas la Nouvelle Vague. Donc on finit par dire : « Bah, elle fait chier cette Nouvelle Vague ! » Ceci dit, j'ai découvert Les Quatre Cents Coups, il n'y a pas longtemps, j'ai trouvé ça très bien. Et Truffaut parle intelligemment de ce qu'il se passe, parce que c'est son histoire. D'ailleurs, quand il était enfant, il passait ses vacances dans la ferme de mes grands-parents. Et mon père me disait que le soir, quand ils couchaient tous les mômes ensemble, il y avait Truffaut qui racontait Flaubert, Balzac. Mon père ne connaissait pas tous ces bouquins, il disait : « C'est qui ce petit Parisien, il connaît vachement de choses ! »

Truffaut allait en vacances dans la ferme de vos grands-parents ? Ouais, dans une maison de ma famille. J'ai une grande tante qui s'est occupée de lui. Tout ce qu'il raconte dans Les Quatre Cents Coups est vrai. Elle m'a raconté le coup de la machine à écrire. Il venait parce que sa mère connaissait quelqu'un de ma famille. Il racontait que sa mère ne s'occupait pas beaucoup de lui, ce qui devait être vrai, donc il était embarqué là-bas, mais il n'a jamais cherché à reprendre contact. Quand on a commencé à me rabâcher la Nouvelle Vague, je me suis dit : « Ils auraient dû l'étouffer avec un oreiller ! »(Il mime la scène). Ils parlaient très bien de cinéma, ils en ont fait certainement de façon magnifique mais je n'y suis pas très sensible. J'ai mis longtemps à voir Les Quatre Cents Coups parce qu'on nous embête avec ça.

Et en comédie française populaire, quel diagnostic faites-vous de ces dernières années ? La comédie, c'est quoi la comédie ? Ça va de Chaplin à des gens que je ne nommerai pas. Et Chaplin, déjà, ce n'est pas de la comédie. Le Kid, c'est des mecs de la DASS qui arrachent un enfant, La Ruée vers l'or, il y a un meurtre… Moi, quand je prends le pitch d'un gars qui a été jeté dans une poubelle et qui va retrouver sa famille à coups de pelle, est-ce que c'est vraiment un pitch de comédie ? Je me méfie de ce terme qui peut être réducteur. Le cinéma français est un des rares bastions de résistance à la culture manichéenne et envahissante qu'est la culture américaine. Quand je présente mon film en tournée, les gens s'étonnent : « Ah, on peut faire ça en France ! » C'est quand même le pays de Carné, Duvivier, Renoir… Les gens n'ont plus ce regard-là. C'est une culture et un peuple qui doutent d'eux-mêmes. C'est dommage. Aujourd'hui, la mondialisation fragilise tout le monde. Elle provoque des réflexes identitaires, on vote aux extrêmes, on se réfugie dans la religion. Les marchands ont tort. Même quand ils veulent marchandiser la culture, ils ont tort. Moi, quand j'étais petit, il y avait des films franco-italiens, on connaissait les stars italiennes. Maintenant, l'Europe existe et on ne sait plus, il n’y a plus rien. En Italie, ils nous ont proposé de faire un remake de 9 mois ferme. Mais c'est la même culture ! Achetez-le le film ! Le Brexit culturel, il est partout en Europe. Dans les années 80, 90, c'était pas comme ça. Les gens étaient plus relâchés, plus contestataires. J'ai eu la chance de pouvoir m'exprimer dans ces années-là. Mais ça peut changer encore, les années 50 étaient frigides aussi. C’est pour ça que le rock'n roll est arrivé. Ce « Brexit culturel » va générer une contre-culture très forte mais, aujourd'hui, c'est pas rigolo, c'est sûr.

Quand vous étiez gamin, vous aviez déjà ce ressenti ? J'ai grandi à Conflans, dans une cité ouvrière, mais mon père était médecin, donc je ne subissais pas du tout les affres d'une dérive sociale. J'étais dans une classe publique et certains étaient perdus. Il y en avait un qui avait trois ans de retard et c'était mon meilleur pote. Il me ramenait en moto chez moi, ma mère était terrorisée. J'étais touché par ce mec et quand j'ai enfin eu le pouvoir de m'exprimer, c'était ces gens-là que j'avais envie de raconter. Cioran disait qu'il est intéressant d'observer les pseudo-fous parce qu'ils annoncent la suite du monde. Ces gens-là sont les témoins de la vraie folie qu'on ne voit pas.

Comment réagissaient vos proches face à un film comme BernieMon père n'est plus là malheureusement, il aurait peut-être été content de voir mon dernier film. Quand il m'a vu à la télé pour la première fois, j'avais laissé tomber mes études et je ne lui avais pas dit, je m'étais planqué, j'avais changé de nom… Il a dit : « Ah, c'est ça qu'il fait ce con. » Lui, il sortait d'une ferme, vraiment très modeste. Il était venu à Paris, il avait fait son trou, il était très fier de nous offrir des études à mes frangines et moi. Avocate, pharmacienne, médecin. C'était quand même une réussite pour cette génération-là qui était enfant pendant la guerre. Et j'ai détruit ça. Quand il a vu Bernie, il m'a demandé : « Mais qu'est ce qu'on t'a fait ? – Papa, rien, rien… »Le Créateur, par contre, il avait aimé, mais ça n'a pas marché. On met beaucoup de temps à comprendre que nos parents sont des braves gens. Et qu'ils nous éduquent comme ils ont été élevés. C'est dur parfois. Mon père a été élevé dans les années 30-40, dans une ferme, vous imaginez le nombre de baffes que j'ai prises. Mais je l'adorais ce mec-là.

Au fait, comment avez-vous choisi votre pseudonyme, Albert Dupontel ? En rentrant dans un cours de théâtre. J'étais là juste pour voir ce qu'il se passait et je ne comptais y rester qu’une semaine. La prof me demande mon nom et je donne le premier qui me passe par la tête. Je ne veux surtout pas que mon père le sache et je trouvais ça marrant comme nom. Si vous voulez, je n'avais pas peur du courroux de mon père, j'avais peur de lui faire de la peine. C'est très différent. Et je lui ai fait de la peine quand je n'ai pas pu cacher plus longtemps que je faisais le guignol, voilà. Il est venu me voir une fois à l'Olympia. 

D'ailleurs, il y a un truc qui est assez frappant dans votre carrière, c'est que vous avez été formé avec Vitez, et vos deux premières apparitions au cinéma c'est chez Rivette et Vecchiali… Et après Patrick Sébastien ! 

On ne peut pas faire plus grand écart. Oui mais on fait ce qu'on peut, pas ce qu'on veut. Vitez me prend dans son école, coup de bol ! À la fin de l'école, il prend des gens et pas moi. Moi, je suis à la rue et je tombe malade : j'ai chopé une saloperie, je passe neuf mois à l'hosto. Le seul truc que j'ai c'est un petit sketch. Je faisais marrer mes copains avec ça. Donc je joue au théâtre et le mec me paye l’équivalent de 100 euros. Une cassette a été faite, même pas par moi. J'ai dû jouer une vingtaine de fois dans de petits théâtres en province. Et un an après que j'ai arrêté ce truc-là, les mecs de Patrick Sébastien m'appellent. J'étais dans une telle débâcle, je demande : « Vous payez combien ? » Et ils payaient 1 000 euros pour un sketch. « Putain je viens. » Je fais mon sketch, je me barre et le lendemain, le meilleur pote de Sébastien dit qu'ils vont me produire. « Pas de problème, tu payes combien ? » C'était ça le truc. Je fais dix-huit mois de tournée de spectacle. Et avec les sous, j'attaque mon court métrage Désiré. J'avais 26 ans.

Avant la tournée, vous avez aussi joué dans des clubs de vacances. Oui, j'ai fait des trucs assez touchants. Un jour, j'allais jouer dans un camping dans le Larzac et les mecs sont venus me chercher avec la 4L et des poules à l'arrière. On arrive dans une petite salle des fêtes, et ils faisaient sauter les plombs de tout le camping pour faire les noirs entre les sketchs. Dans le noir, on entend le mec de la buvette (il crie, accent du Sud) : « Vous faites chier, ça décongèle ! » Je joue le soir et je bricole, je me démerde. C'était une bonne école. Vous n’avez plus peur, l'Olympia et tout, ça peut pas être pire.

Sur vos tournages, vous faites beaucoup de cascades vous-même ? Il y a un film où on a été vraiment au bout, c'est Enfermés dehors. C'était un film très dur. L'idée était très théorique et un peu stupide. On voulait faire un cartoon social. L'hommage à Chaplin et à Keaton se devait d'être magistral, donc j'ai tout fait et on s'en est pris des gamelles. On avait tellement peu d'argent… Une fois, on devait être sur un Novotel, porte d'Orléans à 40 mètres de haut : je marchais comme ça en équilibre sur la façade et il y avait un petit mousqueton de sécurité qui m'assurait et qu’il fallait gommer numériquement après. On n’avait tellement pas de sous, que je le virais parce que le bord me paraissait assez large. Donc, hors champ, il y avait des cascadeurs qui cherchaient le mousqueton, complètement paniqués. Une autre fois, une mobylette me percutait et je partais en l'air donc je devais mettre des cartons partout pour amortir. Mais pareil, je dis : « Putain il faut les gommer après ! Vire-moi ça. » Putain je me prends un gadin, j'ai eu super mal, mais je me suis relevé, l'air de rien : « Ouais, bon, vas-y, mets tes cartons si tu veux ! » La veille de la cascade où je devais tomber d'un immeuble, j'avais appelé Belmondo : « Comment tu faisais tes cascades ? – Bah tu respires un bon coup et puis t'y vas. – C'est tout ce que t'as à me dire ? – Je peux rien te dire d'autre et si demain j'entends pas parler de toi à la radio, c'est que ça s'est bien passé»

Dans votre jeunesse, il y a un épisode que vous racontiez, apparemment assez traumatisant où vous aviez été témoin d'une bagarre où quelqu'un se faisait arracher l'œil ? En banlieue, ouais. C'était à la gare, j'ai vu un mec se faire énucléer. C'était dans un bar, hyper violent. J'ai gardé ça pour moi, comme tous les traumatismes, j'en ai parlé très tard à mon père. Il s'en voulait, parce qu'il disait que ce n'était pas une ville fréquentable pour des mômes. Du CES, il nous a foutus dans un lycée privé. Un jour, j'ai ramené une seringue à la maison, il a dit : « Ça suffit on arrête les conneries. » Il y avait une mixité sociale, des gens aisés, des gens qui l'étaient moins. Donc cette bagarre, je m'en souviens, il y avait des nunchakus et tout. 

Des nunchakus ? Oui, c'était les années 70-80. C'était la mode, les mecs se battaient avec ça, ils s'en servaient très mal mais ils savaient se faire mal avec. C'était fréquent. Cette putain de gare, quand j'allais prendre le train, j'avais la pétoche. Après, je suis parti en internat et j'ai voulu fuguer. Je vais sur Paris, ça me paraît encore plus terrifiant, ça hurle, ça crie partout et le seul refuge que j'aie trouvé, c'était L'Incorrigible, de Belmondo. Je l'ai vu trois fois, puis je suis rentré chez moi. J'adore Belmondo, c'était un refuge de bien-être pour les parents et les enfants. Encore une fois, j'étais dans un milieu protégé, moi. J'ai été aimé par mes parents, c'est pas donné à tout le monde ! Mais c'était dans un monde qui était assez violent. À Triel, en banlieue parisienne, j'étais allé faire un tournoi de tennis et je m'étais fait tabasser : ma raquette, terminée, plus rien. Les mecs m'ont chopé et j'ai passé un mauvais quart d'heure. Plus tard, j'ai fait de la boxe. J'en faisais à Conflans d'ailleurs. Il y avait le cinéma Le Palace et le garde de sécurité du cinéma, parce que c'était un peu chaud, était un champion de France amateur de boxe. C'était mon pote. Quand ça dégénérait, je me planquais derrière lui, c'est lui qui m'a emmené à la salle. J'ai fait trois petits combats, j'ai pris des bonnes raclées, mais quand j'ai découvert que j'étais myope les mecs ont dit : « Arrêtez parce que votre rétine va se barrer. »

Dans 9 mois ferme, vous aviez parodié les chaînes de télé, comme peuvent le faire vos amis de Groland… Oui, les quelques fois où j'ai vu la télé, il y avait ce bandeau, ils appellent ça l'infobésité. C'est arrivé très tard, on a rajouté des blagues pour montrer à quel point le monde est taré. Mais on n'est pas très loin de la vérité. J'avais vu un truc qui m'avait frappé : « Le Pape promet des mesures sévères contre la pédophilie. » Comment on peut annoncer sérieusement un truc pareil ? Il ne dit pas qu'il va l'interdire, il promet des mesures sévères. Et puis il y a la bourse, le CAC40, la météo… On est submergés par ça. Je me rappelle arriver un jour dans une chambre d'hôtel, allumer la télé et tomber sur une image en Irak où ils traînent le corps d'un soldat américain dépecé. Je ne suis pas prêt pour ça. Et j'y suis d'autant plus sensible qu'on nous a reproché à l'époque de Bernie ou d'Irréversible de faire des films violents. Faut pas déconner, c'est du cinéma. C'est comme aller au musée d'Art moderne ou voir L'Origine du monde de Courbet. Quand vous êtes là, vous savez ce que vous faites. C'est ce que je n'aimais pas quand je faisais des sketchs qui passaient à la télé, vous rentrez gratuitement dans la vie des gens, c'est une infraction mentale. Ce sont des objets d'art, contemporains, agressifs, noirs. À la télé, il n'y a pas d'interdiction, ils ont cet alibi intellectuel formidable : « C'est au nom de l'info ! » Môme, j'ai vu des images de la guerre du Vietnam, de mecs qui se faisaient exécuter en direct. C'est très violent. Au cinéma, je suis prêt à voir ce que je vais voir.  

Entretien initialement paru dans SOFILM n°54 (octobre 2017)