ASAKO I & II de Ryusuke Hamaguchi

– En salles : ASAKO I & II –

Après la petite sensation Senses, sorti en salles en cinq parties, le dernier film d’Hamaguchi, en compétition au dernier Festival de Cannes, est la confirmation d’un jeune cinéaste subtil et sensible.

 
La rencontre amoureuse qui ouvre le « court métrage » de Ryusuke Hamaguchi (deux heures seulement après les cinq heures de Senses) programme le va-et-vient brillant qui va suivre entre la réalité la plus quotidienne et la part de fantasme que tout un chacun projette à pleins tubes sur la moindre possibilité affective qui passe. À une exposition du photographe Shigeo Gocho intitulée Self and Others, (« Soi et les autres »), où un couple de jumelles à la Shining donne les premiers signes du dédoublement qui rôde, Asako s'entiche de loin d'un visiteur stylé, coiffé-décoiffé, dont nous ne voyons pas encore le visage. Pétards de gamins alentour, coup de foudre réciproque au ralenti visuel et sonore (signé Tofubeats)… Ce feu d'artifice soap est une fausse piste formelle : Hamaguchi est délibérément avare de tels précipités clippesques. D'ailleurs – on l'apprend à la séquence suivante – cette rencontre vient d'être racontée par la jeune fille à son amie incrédule (en un dispositif similaire à l'histoire de chevet sur le père héroïque d'En liberté ! de Pierre Salvadori). Dans le « I & II » du titre, il ne faut donc pas lire deux chapitres, encore moins deux femmes, mais la trace d'un pli qui trace de part et d'autre une symétrie : après que le beau Baku, devenu son petit ami, a disparu six mois plus tard sans crier gare, Asako rencontre Ryohei, son sosie plus rangé et mieux peigné (le même acteur, Masahiro Higashide, décidément déjà vu puisqu'il jouait dans les trois derniers films de Kiyoshi Kurosawa).


Soi et les autres
Fascinée, Asako repousse ses avances pour éviter tout effet Vertigo. Mais le pli est aussi une faille, au sens sismique, qui dans la scène la plus spectaculaire du film, scelle le nouveau couple. Au tout début d'une représentation théâtrale, un blackout plonge le public dans l'effroi d'une secousse. Dans un Tokyo mis au pas par l'arrêt des métros, une retrouvaille de hasard a lieu avec Ryohei. L'étreinte profonde des jeunes adultes balaie le baiser d'ado avec Baku. « Soi et les autres », disait le photographe ; pour Hamaguchi, qui a réalisé des documentaires autour de Fukushima, la catastrophe de 2011 n'est jamais loin, et le jeune couple fait du bénévolat sur le marché de Sendai pour aider les survivants du sinistre. Car faire couple, ici, c'est se lier, cultiver un réseau de connaissances, élever un chat, démultiplier le titre-prénom du film en portraits d' « amis de mon amie » (le cinéaste se réfère volontiers à Rohmer).
Mais qui dit sosie dit forcément menace hitchcockienne de retour de Baku, l'homme-charade (son nom signifie « blé », sa sœur s'appelle « maïs » et leur père est céréalier !). Hamaguchi, adaptant un roman de Tomoka Shibasaki, dose d'une main experte la répétition fatale et la réversibilité de toute situation, ce qui ouvre le récit et le dégage de sa pente mélodramatique. Ainsi l'au revoir fait d'un signe de main par Asako à Baku qui, devenu mannequin à succès, la voit de derrière une vitre teintée, sans regard réciproque, constitue-t-il une fausse rupture. Il y a quelque chose de généreux dans cette mise en scène affairée à préserver les possibles pour mieux provoquer chez le spectateur d'incessantes micro-joies : il faut voir Baku et Asako se planter en moto avant de s'étreindre à même le bitume, hilares, devant les passants consternés, ou Ryohei, occupé à faire la vaisselle, désamorcer d'un haussement d'épaules la grave confession d'Asako (elle a jadis aimé un garçon qui lui ressemble… Big deal, il le savait !). Ce film de fantômes esquissé puis esquivé célèbre à bas bruit le recadrage et la retouche : ici, les demi-tours n'ont pas toujours la violence des volte-face, l'impureté morale se révèle libératoire, et la vie à deux, un long fleuve heureusement sale et intranquille. Charlotte Garson