SEULES LES BETES de Dominik Moll

– En salles : SEULES LES BÊTES de Dominik Moll –

Une disparition mystérieuse, une tempête de neige, la beauté âpre des Causses : voilà les éléments de ce thriller français très habile. Plus on avance, plus on passe d’un personnage à un autre, d’un point de vue à un autre, pour quitter le polar rural, jusqu’à un final forcément surprenant. Mais un scénario alambiqué fait-il un bon film ? Éléments de réponse.

Avec son coscénariste Gilles Marchand, Dominik Moll utilise le prétexte d’une tempête de neige pour brosser plusieurs destins, qui parfois se croisent, parfois s’ignorent, tous centrés sur les mobiles inconnus d’un crime. Cette construction en poupées russes est très maîtrisée : elle crée des décalages et des retournements, des surprises qu’on a pu anticiper et d’autres évidemment imprévisibles. Tout est question de dosage (ne pas trop en dire) et de variations (surprendre par les choix des personnages). Le récit doit être assez troué pour intriguer (que s’est-il passé ?), et assez cousu pour pouvoir être rempli (ah ! tout s’explique…). Mais cela crée son propre système : au bout de vingt minutes, on comprend que les scènes très courtes seront rallongées ensuite, ou bien qu’il y aura bientôt un changement de point de vue. Cette attente n’est pas gênante, mais le jeu risque sa gratuité.
Pourquoi, cependant, une telle sophistication narrative ? Quel plaisir prendre à tisser tous ces fils ? Sans doute pour créer de l’admiration, et affirmer qu’il y a en France des scénaristes brillants, aussi scrupuleux et inventifs que les frères Coen à leur meilleur. La référence à Fargo est omniprésente, celle au cinéma de Mankiewicz est plus parlante peut-être : affrontements, rapports de classe et de désir, manipulations, retournements et recherche de la domination. En fait, chez Moll et Marchand, les deux sont liés : le goût de l’ordre (le scénario) jugule et éteint le désordre (passions et désirs des personnages – marqués moins par la pulsion et la croyance que par la naïveté, la crédulité). À chaque fois, les personnages paient le prix fort de leur désir et se font avoir. C’est ce que cache finalement le rouage narratif : la petitesse et la bêtise du désir. D’où survalorisation du récit (tout est agencé) et tendance à déprécier les personnages (crédulité et/ou cruauté).

Twists
Comment sortir de là ? Par l’incarnation et les acteurs : Damien Bonnard arrive à faire exister un personnage vite délaissé, à peine esquissé ; Denis Ménochet, excellent dans un registre délicat, donne une consistance à un amour fou qui, sans lui, serait resté théorique. Par le regard sur l’espace et le lointain : quand le film laisse une forme d’errance documentaire, il est plus fort, sans doute parce que Moll suit un personnage qu’il découvre et qu’il est moins porté à juger. La partie africaine est alors plus forte que la partie aveyronnaise (aux ressorts dramatiques plus convenus).
La construction narrative n’est pas très éloignée de celle de séries télé contemporaines, à la temporalité alambiquée. Moll a aujourd’hui le courage d’en faire un film, resserré, assez sec, en quête des labyrinthes du film noir. Mais que fabrique-t-il ? De la solitude – entre tragédie et dérision. Ce que cherche à dévoiler Moll, c’est le fonds d’inconsistance qui préside au désir, l’évaporation de la réalité. Le désir est un piège, la banalité opaque de la vie aussi (il a tendance à réduire les deux à l’argent). Les images qui nous aliènent ne peuvent que tromper des imbéciles, mais il ne nous reste que cette stupidité pour accepter d’aimer. Au spectateur de décider alors si la fin du film est une condamnation de la fiction et de l’imaginaire ou un éloge. Jean-Marie Samocki