SILVIO ET LES AUTRES de Paolo Sorrentino

– En salles : SILVIO ET LES AUTRES –

Après avoir dépeint les frasques du Vatican dans sa série The Young Pope, Sorrentino s'attaque à la politique italienne. Derrière le masque d'un Berlusconi vaguement déguisé, Toni Servillo porte ce récit d'un tricheur tentant de maintenir debout ce qu'il a bâti hors des règles. Portrait d’un homme, mais surtout d'un pays et de son rapport anachronique au pouvoir.

 
L'ouverture du film a une allure d'avertissement. Dans un grand jardin, un agneau flâne et entre dans une maison. C'est bien sûr celle du Cavaliere. Or, pas même un fragile animal n'y entre sans autorisation ; il n'en réchappera pas. Cette introduction aux tons de conte moderne exprime un pan essentiel du rapport au pouvoir de Berlusconi. La demeure de Silvio n'est pas un château fort, pourtant elle en a le rôle. Si elle fait penser aux grilles fermées du Xanadu désert du début de Citizen Kane, ce n’est pas un hasard. Sorrentino va soustraire sa figure centrale pendant une longue partie du film, se concentrant sur tous ceux qui veulent s’approcher de « lui » (son nom est à peine prononcé). La première fois qu’on verra le visage de Berlusconi est éloquente : tatoué sur les fesses d’une fille alors qu’un ambitieux aspirant en politique la prend dans un bateau, tout en enfilant les traces de coke qu’il saupoudre sur son dos. Cette faune hystérique et bunga-bunga que Berlusconi a créée va chercher à le rejoindre naturellement à toute allure. Mais la demeure de Berlusconi se présente dans un premier temps comme un monde en soi fermé aux autres, où navigue seulement la garde rapprochée d'un leader coupé de sa majorité et de ses électeurs. Un décorum de mauvais goût, un royaume luxueux dont on expulse toujours quelqu'un ou quelque chose. Le titre original exprime cette dualité : Loro, en italien, c'est à la fois « eux » – les autres, ceux à l'extérieur du cercle du pouvoir, ou même ceux qui ne sont tout simplement pas Silvio – et « le leur ». Tout en prétendant être leurallié, leur frère, leur père, leur mari ou leur amant, Berlusconi trace une démarcation infranchissable entre eux et lui.

 
Suivi par son valet, occupé par un ménestrel l'accompagnant quand il décide de chanter devant sa cour, jonglant avec les intrigants qui se sont taillés une place à sa table, se laissant occuper, charmer, ou ennuyer par les nombreuses courtisanes peuplant son domaine, le président est roi. Il embarque tout un pays dans cette posture moyenâgeuse, instaurant un culte de sa personnalité. Silvio est ivre de puissance. Les liesses des banquets à grand renfort d’escort girls et de drogues tiennent en laisse son entourage. Derrière son sourire figé, à mi-chemin entre le clown Auguste et le loup carnassier, se terre la certitude de la victoire. Il le dit assez bien à longueur de scènes : il est le seul à s'être fait tout seul dans ce pays. Tous les autres, qu'ils soient riches ou pauvres, laids ou beaux, puissants ou faibles, lui doivent tout. Cette répartition pyramidale du pouvoir est l'échec majeur de la politique italienne ainsi que du pays tout entier. L'Italie est pour Sorrentino un territoire à l'arrêt, tant dans sa mentalité que dans sa politique, gâtées par le divertissement.
 

Halitose

Mais l’auteur de La Grande Bellezza arrive à ouvrir un gouffre dans son Cavaliere comme il faisait déjà avec le pape incarné par Jude Law dans The Young Pope. A un moment du film, la statue en plastoc du leader vacille. Dans une scène d'une tristesse moins terrible que pathétique, Berlusconi est séché par une jeune fille refusant de l'embrasser. La raison ? Elle le voit comme ce qu'il est, un homme de 70 ans dont l'haleine lui rappelle celle de son grand-père. Cette simple phrase vient fissurer à jamais l'assurance de l'homme politique et viril. L'archaïsme machiste s'affaisse comme un sexe ne parvenant plus à bander. Malgré tout, c'est bien le peuple italien qui est le plus à pleurer. Désarmé, coupé de toute culture ou rapport critique à l'information depuis que Silvio a la mainmise sur la télévision, il ne peut se rassurer que dans la vénération d'icônes trônant sur un champ de ruines. Lors d'un tremblement de terre, une banque voit ses parois fracassées, tandis qu'une église s'effondre. Plus tard, des ouvriers récupèrent un Christ, posé sur du velours rouge parmi les briques et les poutres brisées. La tête basse, peut-être ont-ils l'intuition qu'il n'en sera pas de même pour l'économie du pays. La fortune, si elle existe, ne se pêche pas dans les décombres. Willy Orr