ENQUÊTE SUR UN SCANDALE D’ETAT de Thierry De Peretti

Thierry de Peretti est un touche-à-tout : comédien et metteur en scène de théâtre, acteur chez Berri, Chéreau, Bonello ou Assayas, et donc cinéaste. Après Les Apaches et Une vie violente, deux très bons longs métrages ancrés dans le milieu de la criminalité corse, le voici qui change totalement de braquet et passe à l’échelle hexagonale avec Enquête sur un scandale d’État. Plus grand, plus fou, plus tout : voici le De Peretti nouveau.

Emmanuel Fansten, le journaliste à Libération. François Thierry, l’ancien patron de la lutte anti-drogue. Hubert Avoine, l’infiltré aujourd’hui décédé des suites d’un cancer. Voici les trois protagonistes de l’affaire qui éclate en France en mai 2016 : un article du premier accuse le second de favoriser l’importation de dizaines de tonnes de stupéfiants en France. La source ? Le troisième. Deux livres de Fansten suivront, François Thierry est mis en examen et l’affaire, toujours en cours d’instruction. Ce qu’on appelle un scandale d’État ; un vrai. Aux États-Unis, dans ces cas-là, on a coutume de ne pas attendre : le bazar est immédiatement porté à l’écran. C’est par exemple, pour ne citer que les plus connus, Les Hommes du président deux ans après le Watergate ; Redacted dans la foulée de la guerre d’Irak ; Zero Dark Thirty, sur la traque et la mort de Ben Laden ; ou encore Snowden en 2016, suite aux révélations du lanceur d’alerte. En France, à de rares exceptions près, c’est plus délicat. On tergiverse, on tâtonne. On attend les conclusions officielles. Il s’agirait de ne pas s’exposer, de ne pas hâter le cours des choses. Comme si le cinéma, finalement, ne servait qu’à imprimer une vérité immuable et figée. Comme si le trouble ne pouvait pas être fertile et les incertitudes, stimulantes.

Le gouffre aux chimères

Pour son troisième long métrage – étape à laquelle on peut choisir de ronronner plutôt que de continuer à creuser –, De Peretti s’est risqué à une embardée. Enquête sur un scandale d’État prend le contrepied des habitudes hexagonales et avance à tâtons, la tête à moitié dans le sac. Que dire d’une affaire dont on ne connaît pas encore la conclusion ? Comment traiter un scandale qui recèle et recèlera probablement toujours son lot de zones d’ombre ? C’est précisément là que réside la puissance du film : la vérité, tout le monde s’en fout. C’est un mot. Un concept abstrait, relatif et protéiforme qui file comme du sable entre les doigts. Surtout, à quoi bon la révéler ? Pour quelles conséquences, quels effets ? Un vague ressac dans l’océan. Les personnages le savent, les spectateurs aussi – c’est du moins le pari de Thierry de Peretti.

Ce qui importe à tout le monde ici, c’est la quête. L’adrénaline qu’elle draine. Le journaliste de Libé est accro à son scoop comme un toxico à son crack. L’infiltré – Roschdy Zem, génial, au corps aussi lourd qu’insaisissable et vénéneux – n’est mu que par son désir de vengeance, afin d’oublier qu’il est malade et condamné. C’est le cœur de cette enquête sur un scandale, son moteur et sa raison d’être : pour ne pas avoir à faire face à la vacuité de sa fonction, à l’inanité de ce qui pousse encore à se lever le matin, chacun se trouve sa propre illusion. La chimère qui lui correspond. Il n’y a pas de combat, ici ; tout le monde a déjà perdu. Pas de cause à défendre, pas de morale. Le journaliste, le week-end, passe de grandes nuits grâce à la poudre de ceux qu’il épingle dans ses articles. Ce n’est même pas un sujet ou un dilemme : c’est une évidence. Le héros traditionnel a disparu. Sa trajectoire n’est plus rectiligne, faite d’obstacles, d’embûches et de victoires. Sa seule ambition est de prendre suffisamment de vitesse pour mieux oublier qu’il tourne à vide.

Cette sensation de vertige, propre à l’époque, De Peretti la façonne avec la précision d’un maître. Son film est bâti sur des sables mouvants, abolissant un certain nombre de repères traditionnels. Le destin du haut-fonctionnaire mis en cause ? Un détail, insignifiant. L’enquête ? Un MacGuffin, abandonné en cours de route au profit de la capture des angoisses contemporaines. Et l’infiltré, à l’origine du scandale ? Le voilà une dernière fois, post-mortem, grimpant dans une voiture qui s’enfonce dans la nuit et l’éclaire de ses phares. Sa présence spectrale et larvée, symptôme d’un monde en sursis, n’a pas fini de hanter.