ENYS MEN de Mark Jenkin

Entre film de genre et expérimental, l’ovni de Mark Jenkin se joue des classifications et propose une expérience sensorielle étrange dans le décor sauvage d’une île des Cornouailles.

Une biologiste surveille une île inhabitée. Jour après jour, elle parcourt les sols vallonnés et observe la croissance des fleurs, contrôle la température des sols et vérifie les profondeurs d’un mystérieux gouffre creusé au cœur de l’île… Les heures se suivent et se ressemblent, en témoigne le « no change »associé à chaque nouvelle date inscrite dans le cahier d’observations scientifiques. Mark Jenkin tourne en 16mm des plans plastiques et sensitifs, ses effets de zoom mimant l’acuité avec laquelle la biologiste scrute son environnement. Le montage fonctionne par associations et contrastes de sons, couleurs ou luminosités. À la bougie que l’on éteint le soir sur la table de chevet répond la clarté aveuglante d’un nouveau jour sur l’île. Le pistil rouge vif des fleurs dialogue avec l’imperméable de la biologiste, ainsi qu’avec les lacets de ses chaussures de marche et la peinture vernie du groupe électrogène. Les notes pourpres rebondissent en cascade d’un plan à l’autre, des fleurs agitées par le vent jusqu’à cette brise fatale qui s’engouffre à l’intérieur de la maison et précipite un verre à facettes au sol. Les bris écorchent la paume de la biologiste, révélant les gouttes d’un sang rougeoyant qui perlent de concert avec celles, transparentes, sur le mobilier aspergé d’eau. Ces analogies plastiques, qui tendent à créer un lien symbiotique entre l’île et la femme qui la protège, se font l’écho des dérèglements et mutations en cours.

Fantômes solides
Si Enys Men risque d’être catalogué film de genre, c’est parce qu’une dimension cauchemardesque envahit progressivement le récit. Au fil des jours, la solitude de la femme sentinelle s’effrite. Au son des vagues et des oiseaux se mêlent des bruits sourds et métalliques qui trahissent une présence dans les entrailles de la roche. Des personnages surgissent pour mieux s’évaporer, sans que l’on sache s’ils sont constitués de chair et d’os ou bien issus d’un monde onirique. Au gré de ses balades, la biologiste déniche des éléments d’un passé tempétueux : le ciré jaune d’un marin, une planche de bois au lettrage cryptique… Indices d’un naufrage qui, à l’approche de sa date anniversaire (en atteste une plaque à la mémoire des disparus), semblent vouloir redonner vie aux protagonistes d’un autre temps. C’est comme si les corps transportés par l’eau avaient migré dans la roche et que la contemplation de la statue de pierre érigée en hommage aux victimes permettait d’invoquer leur souvenir. Dans le même temps, un curieux lichen se développe et prolifère sur les fleurs. Les différents organismes vivants s’hybrident dans une symbiose inédite. Un gros travail de sound design amplifie ces effets de mutation, le souffle du vent s’alliant au gazouillis de présences fantomatiques pour faire murmurer le lichen. Le réel oscille, jour et nuit se contaminent. Parfois la mer rembobine ses vagues, comme pour prouver qu’on peut bel et bien voyager dans le temps… Ne reste plus qu’à embarquer à bord de ce navire mutant, les mains bien accrochées au gouvernail.
Julie Mengelle

Chroniques dans Sofilm n°102 , en kiosque (mars-avril).