ÉTAT LIMITE de Nicolas Peduzzi

À l’ACID, le documentariste tête brûlée Nicolas Peduzzi (Ghost Song) livre une radioscopie électrique de l’hôpital publique et de la psychiatrie française avec État Limite. Une immersion sans filet.

Service d’urgence de l’hôpital Beaujon, à Clichy dans les Hauts-de-Seine. Jamal Abdel-Kader arpente ces couloirs froids, de jour comme de nuit, tâchant d’épauler et traiter comme il le peut les plus démunis. Jamal a 34 ans. Il est psychiatre. Le seul de cet établissement aux allures de navire tentaculaire, miraculeusement maintenu à flot par un équipage restreint et débordé. Le capitaine ? Hors-champ et donc inexistant. Passif et donc fautif. Pour son troisième long-métrage, Nicolas Peduzzi a choisi de suivre à la trace Jamal Abdel-Kader, au gré de ses décisions, confidences, séances collectives et tête-à-tête improvisés. Le film offre évidemment son lot de scènes fortes et parfois ubuesques, déploie sa galerie de personnages si caractérisés qu’on les croirait écrits. Mais surtout il y a ce titre, État limite – lointain écho d’un Steven Seagal en bout de course -, qui synthétise parfaitement la densité et la complexité de l’œuvre. Car des états limites, sur la brèche ou en déséquilibre, il y en a ici au moins trois. Le premier, c’est celui des patients. Tous au bord de la rupture, psychique et intérieure mais aussi extérieure : bientôt, le collectif fera sans eux. Ils seront mis à la marge, exclus du corps sociétal du fait de leur singularité. Peduzzi les filme, eux, les rebuts. C’est aussi noble et beau qu’attendu. 

État limite (2023)

David et Goliath
Le deuxième état limite, c’est celui de Jamal Abdel-Kader, qui plie sans cesse mais ne rompt jamais. Une figure héroïque issue d’une tragédie grecque, un Sisyphe contraint non pas à pousser la pierre mais à l’empêcher de s’effriter. Le mythe à l’envers, consacré à ceux œuvrant dans l’ombre au risque d’y laisser quelques plumes. Avec cette spécificité : Jamal, c’est David mais c’est aussi Goliath. Il combat l’hôpital – ou du moins ce qu’il est devenu – tout autant qu’il le représente. Situation inextricable, propulsant le psychiatre dans des zones d’ombre rares et fertiles. Il le dit lui-même, en substance : « En continuant malgré tout de faire le job, n’entretenons-nous pas la situation ? Est-ce vraiment rendre service à une institution malade et laissée à l’abandon, que de la maintenir sous perfusion ? » Depuis, Jamal Abdel-Kader a démissionné. L’état était devenu critique. Le dilemme, intenable. 

État limite (2023)

Le troisième état limite, d’une autre nature encore, est celui de la mise en scène de Nicolas Peduzzi. Quand faut-il couper ? À quelle distance faut-il filmer ? Serait-il plus judicieux, a posteriori, de ne pas monter ? L’enjeu est évidemment central, évoqué à plusieurs reprises par Jamal avec ses patients. À la différence d’un Frederick Wiseman, qui s’immerge durant des mois pour faire croire à son absence, la présence de la caméra est ici régulièrement discutée, le dispositif mis à nu. Et c’est très concret : où se situer ? Si la limite est invisible, comment la déterminer ? Il est question d’éthique et de sensibilité. En la matière, les choix de Peduzzi paraissent pragmatiques : si la personne est accueillante et en possession de ses moyens, la caméra sera libre, mobile, parfois proche ; dans la situation inverse, une zone tampon est respectée. Et dans les cas extrêmes, les cas de crise, de détresse, il n’y a plus que le son accompagné de clichés. Car au-delà d’une certaine limite, il n’est peut-être plus utile, plus suffisant de filmer.