ETERNAL DAUGHTER de Joanna Hogg
Après un diptyque d’inspiration autobiographique (The Souvenir), Joanna Hogg prolonge dans ce film de fantômes épuré (en salles ce 22 mars) un travail de longue haleine sur l’expérience intime de la remémoration et de l’empiétement du passé sur le présent, offrant à Tilda Swinton un double rôle troublant.
Au fin fond de la campagne anglaise, les phares d’un taxi transpercent une nuit brumeuse. À son bord, Julie et sa mère âgée, Rosalind, en route vers un hôtel absolument désert (en apparence, du moins). Ce qui s’apparente à un simple rituel mère-fille se précise peu à peu : cinéaste, Julie désire écrire un film sur sa mère et l’invite à séjourner dans ce vieux manoir de brique rouge typiquement british qui semble avoir un temps appartenu à la famille de Rosalind. Les souvenirs – encore eux – commencent alors à affleurer.
Dans les deux volets de The Souvenir, la réalisatrice britannique consignait son autoportrait de jeune cinéaste dans le Londres des années 80. La première partie était consacrée à sa relation abîmée avec un dandy addict et mythomane (Tom Burke), quand la seconde se consacrait plus directement à la fabrication de son court –métrage de fin d’études inspiré par cette rencontre amoureuse chaotique. Assumant à fond la nature réflexive du projet, à l’image des innombrables jeux de miroirs dont ses films sont truffés, Joanna Hogg confiait le rôle de Julie à la jeune Honor Swinton Byrne tandis que celui de Rosalind revenait à son amie d’enfance Tilda Swinton (la mère d’Honor, vous suivez ?), qui incarnait déjà l’alter ego de Hogg dans ledit court-métrage (Caprice) que l’on peut redécouvrir aujourd’hui.
A Hogg Story
Eternal Daughter pousse cette logique de dédoublement à son paroxysme. Débarrassée d’un maniérisme qui amoindrissait par endroits la force de frappe de The Souvenir, Hogg parvient ici à creuser pleinement le sillon introspectif de son cinéma tout en épousant les contours d’un conte gothique indéniablement vintage – le brouillard stagnant, le grain de la pellicule, les éclairages surréalistes échappés de Vertigo -, mais pas frimeur pour un sou. Julie et Rosalind sont à nouveau convoquées et toutes deux campées par une Tilda Swinton déchirante, actrice sans âge(s) décidément capable d’endosser toutes les panoplies. Aucune supercherie pour inclure les deux personnages dans le champ : les deux femmes vivent chacune d’un côté du cadre, isolées par ce dispositif dans lequel l’actrice se glisse avec un naturel déroutant.
Dans ce manoir rappelant par petites touches l’Overlook de Shining, il s’agit pour Hogg de convoquer les atouts du film de genre pour mieux s’en éloigner. Si Julie est réveillée chaque nuit par des bruits étranges, attirée dans les recoins de l’hôtel par des formes incertaines, c’est moins pour signaler l’étrangeté du lieu que pour marquer le poids d’un passé venu hanter le présent. Julie rechigne à interroger cette mère de plus en plus aspirée par les souvenirs dont sont imprégnés les murs de cette vieille bâtisse ; au mieux peut-elle circonscrire l’absence à venir en enregistrant Rosalind sur son téléphone, geste renforcé par la multiplication d’inserts sur de petits objets chargés de sens – une peluche, des cachets, une petite boîte à musique – attestant de la fabrique du souvenir de l’être cher et charriant cette distinction subtile de la langue de Shakespeare entre souvenirs et memories. Le film ne dit pas autre chose que cela : les fantômes sont ceux qui, privés de repos, restent et déambulent, condamnés à leur tour à se souvenir.