FAUX-SEMBLANTS de David Cronenberg

1988. À peine deux ans après La Mouche, le maître incontesté du body horror accouche (littéralement) d’une pièce maîtresse de sa passionnante odyssée. Le film, complexe et tortueux, reste à ce jour l’un des monstres malades les plus fascinants de son petit laboratoire – et un mémorable enfer de production. À l’occasion de sa ressortie en salles trente-cinq ans plus tard, un check-up complet du patient s’impose.

1975. Un des futurs cinéastes les plus singuliers de son temps gratifie le monde de sa première saillie cérébralo-craspec, le sobrement nommé Frissons. À la fois midnight movie régressif et geste provocateur d’un auteur déjà très « self-conscious », le film marque le début d’une longue auscultation des recoins les plus sombres et inavoués de la psyché humaine… et de la prison de chair qui l’abrite. La même année (coïncidence ?), Stewart et Cyril Marcus, deux frères jumeaux gynécologues, sont retrouvés morts dans leur appartement de New York, gisant sur un sol jonché de crasse et de barbituriques en tous genres. Les circonstances mystérieuses du trépas et sa nature « duelle » ouvrent la porte à tous les fantasmes sur ce qui aurait mené ces frères à la déliquescence. Et l’étrange fait divers fait bien sûr vibrer la cochlée de Cronenberg, dont on commence à connaître, depuis Chromosome 3 (1979) et Scanners (1981), l’obsession pour le carcan médical et ses engins aussi tordus que leurs praticiens agrégés. Notre Canadien préféré souhaite donc tirer un scénario de cette histoire dès le début des années 80, très librement inspiré du roman Twins (lui-même tiré de l’affaire des frères Marcus).

© Faux semblants 1988, Collection Christophel

Gynécodrome

Émerge progressivement l’histoire des frères Mantle, deux jumeaux gynécologues avant-gardistes partageant succès et conquêtes, qui voient leur « système » complètement bouleversé le jour où Beverly, le plus fragile et introverti des deux, tombe amoureux d’une patiente infertile. La situation bascule dans un triangle amoureux des plus malsains qui mène l’épris à la perdition, entraînant son frère dans sa chute. Prometteur. Mais les choses se tassent et les projets s’intercalent. Ce n’est qu’en 1986, après le succès tonitruant de La Mouche, que le cinéaste revient taper à la porte des studios avec le redoutable scénario de Twins sous le bras. C’est la douche froide : le tabou frappe fort, les producteurs sont inquiets et les studios frileux. Cronenberg s’étonne à l’époque que les exécutifs étaient « intrigués par l’idée des jumeaux mais repoussés par la gynécologie* ». On va même jusqu’à lui proposer de faire de ses médecins des avocats. Sentence exaspérante à laquelle Cronenberg rétorque sobrement : « Si vous pensez sincèrement que cette histoire fonctionne avec des avocats, alors vous ne devriez pas être impliqués dans ce projet ». Au pied du mur, il doit se résoudre à abandonner. Mais l’inépuisable Dino De Laurentiis finit par invoquer un contrat que le réalisateur a toujours avec sa firme pour un projet de plus, lui offrant toute la liberté artistique dont il a besoin. Ce dernier saute sur l’occasion et planche enfin sur la préproduction de Twins. Les décors représentent une partie non négligeable du budget, et des techniques de caméra à la pointe de la technologie sont développées pour permettre à l’impeccable Jeremy Irons de jouer son double rôle dans des séquences au découpage chirurgical. L’acteur est pourtant à deux doigts d’abandonner le navire, craignant d’être ridicule à l’écran. À quelques mois du tournage, ankylosée par ses échecs commerciaux répétés, la société de Dino De Laurentiis sort le hachoir et tranche dans son catalogue de films en cours. Faux-Semblants fait partie des premières victimes. Retour à la case « indé » pour Cronenberg qui trouve grâce auprès d’une poignée de petites boîtes de distribution et fonds d’investissement canadiens, un peu comme pour Scanners en son temps. En février 1988, à Toronto, le tournage peut enfin commencer.

« Bistouri of violence »

Le Canadien fou troque donc le « télépod » pour le spéculum, et le costard gris pour la tunique. rouge. Le film, pervers et ambigu, surprend par son approche quasi intégralement psychologique, délaissant les excès gores et fantastiques pour privilégier une vision à la cérébralité assumée et à la mise en scène plus austère et clinique que jamais. L’horreur graphique et les effets choc cèdent la place à un expressionnisme contenu, flirtant même avec un surréalisme aux accents de poésie utérine. En résulte une fable existentielle perverse et tourmentée, sorte de complexe du savant fou cher à Cronenberg doublé d’une réflexion identitaire sur la gémellité et sa nature indivisible. La mutation stylistique est totale – et fait basculer Cronenberg dans une catégorie de cinéastes un tantinet plus « recevables » par la critique. « L’art de La Mouche était de rendre le fantastique absolument réel, là où le défi ici était de faire en sorte que le réaliste paraisse fantastique », détaille le futur réalisateur de Crash. Le film, gorgé d’un malaise rampant et insidieux, ne cherche à aucun moment à être plaisant et transgresse de nombreux tabous. Au programme notamment, une troublante langueur avec laquelle sa caméra s’attarde sur d’affreux outils médicaux, tous plus glaçants les uns que les autres, comme autant d’engins de cauchemar employés dans une ambiance délétère sur des patientes soumises aux « médecins ». Leur attitude papale et la pratique sacralisée évoquent une procession thérapeutique, une Grande Messe du Bistouri. Difficile en effet de discerner médecine et religion, opération et communion, tant Cronenberg s’amuse du parallèle entre l’autorité religieuse et la toute-puissance médicale, avec ce qu’elles ont en commun de certitude dogmatique, de promesses de soin, de cure, voire de « sauvetage ». Plus subversif encore ; les femmes elles- mêmes participent à ce rapport de pouvoir déséquilibré, plaçant toute leur foi en ceux qui exercent le droit de vie ou de mort sur leur fertilité. À ce titre, Geneviève Bujold est un modèle d’ambiguïté et de complexité au féminin. Et c’est probablement cette dénonciation des rapports complexes de force et de domination qui fait de Faux-Semblants un film en parfaite résonance avec les combats féministes contemporains. Car, comme tous les héros cronenbergiens, Elliot et Beverly sont avant tout des êtres profondément névrosés et inadaptés à la société. De leur incompréhension des femmes naît un irrépressible besoin de les contrôler, de les manipuler, ici au sens propre comme figuré. Mais Cronenberg n’échappe pas au fiel des réactions à chaud : il est ironiquement taxé d’objectification de la femme ou de fantasme de possession. Il faut dire que le film est une expérience particulièrement pénible pour un public féminin. À la sortie, Cronenberg se montre lucide : « Si j’étais féministe, ce que je pense être de façon non militante, je dirais que Faux-Semblants expose astucieusement certaines choses. Le film traite en partie d’une certaine attitude que les hommes ont envers les femmes ». Et bien que « le silence de mort soit une réaction assez fréquente » lors des projections test, le succès critique est bien au rendez-vous, et Cronenberg ne manquera pas de persévérer dans cette voie psycho- clinique jusqu’à Existenz, avec toute la sophistication et le sens du « bizarre » qu’on lui connaît. Trente-cinq ans plus tard, le film est intact, le sentiment d’après-séance éreinte, déboussole toujours autant, mais nous donne plus que jamais, comme Claire Niveau, l’envie d’émerger du coma post- opératoire en toisant notre cinéaste-clinicien pour lui déclamer un solennel : « Docteur, vous m’avez soignée ».


Retrouvez toutes les chroniques dans Sofilm n°99, en kiosque (Septembre-octobre).
*Propos de David Cronenberg tirés d’un entretien vidéo d’époque (bonus DVD) et de Spin Magazine (Novembre 1988).