FIRST COW de Kelly Reichardt

Enfin, le dernier film de la cinéaste de Portland Kelly Reichardt devient visible en France. Longuement attendu après sa présentation en compétition à la Berlinale en 2020, ce petit bijou de First Cow sort en salles le 20 octobre, en parallèle de sa rétrospective au Centre Pompidou du 14 au 24 octobre, L’Amérique retraversée.

Majestueux mais discret, First Cow est un film joueur jusque dans ses teintes et clairs-obscurs. L’arrivée d’un bovin dans l’Oregon du début du XIXe siècle tout juste défriché est le point de départ d’une réflexion sur le capitalisme naissant ; cette first cow in the territory (premier titre de la superbe BO du film de William Tyler), c’est l’acte de naissance du western. L’irruption de l’animal « domestiqué » dans un territoire « sauvage » offre une opportunité culinaire inédite aux deux héros, Cookie et King-Lu. Leur idée ? Piquer le lait de cette fameuse première vache pour fabriquer et vendre de délicieux cookies. Et Kelly Reichardt de sonder l’histoire de la conquête américaine à partir de ce petit bout de récit quasi anecdotique. À première vue.

La première piste
First Cow
peut se targuer d’une ampleur manifeste sans que l’éclat du spectaculaire n’altère les ombres des sous-bois de ses forêts ou de sa narration. Trois éléments révèlent la portée d’un film sans emphase : l’accroche, l’ouverture et la dédicace. D’abord, les mots de William Blake en amorce, « the bird a nest, the spider a web, man friendship », consacrent l’amitié de l’homme au même titre que le nid de l’oiseau ou la toile de l’araignée. Dans Old Joy, Reichardt racontait déjà le week-end de deux amis, qui ne peuvent que constater leur éloignement progressif. Le ton est plus joyeux ici. Les différences entre les deux compagnons plus ou moins aventuriers les rapprochent au point d’en faire un vrai duo de cinéma. Ces compères n’ont pas qu’une profonde affection en partage, tant leur cabane dans les bois est un lieu central du récit : home sweet home, cuisine, et repaire de cowboys dont le cheptel se réduit à l’unité. Avant de faire leur connaissance, le film s’ouvre sur un prologue contemporain. Une femme et son chien (qui pourraient être Wendy and Lucy au détour d’une promenade) déterrent accidentellement des squelettes en forêt. Cette excavation nous projette dans le passé et constitue le socle du travail mémoriel de Kelly Reichardt. En partant d’un micro-événement, elle raconte tout un pan du développement des échanges commerciaux du monde dont Cookie et King-Lu seraient les précurseurs involontaires. De là, une autre histoire de la « conquête » qui n’omet pas la présence indienne, et dilue le sentiment d’appartenance ou de propriété de tous les protagonistes, trappeurs ou colons.

C’était déjà la dynamique à l’œuvre dans La Dernière Piste qui relativisait le romantisme des expéditions de pionniers en rappelant le rôle central des femmes et la difficulté du périple. Dans la même lignée, First Cow n’est pas la success-story de deux entrepreneurs enhardis. Les échanges regorgent d’éclats de modernité et de malice. Tour à tour, King-Lu (« History isn’t here yet. It’s coming, but we got here early this time ») puis plus tard le propriétaire de la vache (« History moves so quickly in Paris ») s’interrogent sur le sens de l’Histoire, toujours de manière impromptue. Il n’y a nulle grandiloquence dans la narration, ni dans l’image d’ailleurs. Kelly Reichardt termine son film en le dédiant au cinéaste Peter Hutton. Le format 1.37, proche du 4/3, est un bel hommage aux films de paysage de son ami, récemment décédé. À l’intérieur de cet espace resserré, tout devient élémentaire. Le bord du cadre reste une frontière qu’aucune « Destinée manifeste » ne viendra abolir.