FRANCISCA de Manoel de Oliveira

Présenté à la Quinzaine des réalisateurs en 1981, Francisca compte parmi les œuvres majeures de la filmographie vertigineuse de Manoel de Oliveira. Le cinéaste s’y attaque à l’histoire vraie des amours tragiques d’un gandin fin de race et d’une petite bourgeoise « qui fait des vers » telle que racontée par l’écrivaine portugaise Agustina Bessa-Luís dans son roman Fanny Owen. Une satire où le burlesque surgit dans les entrelacs d’un académisme morbide.

« Qu’est-ce que l’âme ? ». La question taraude Fanny Owen, petite bourgeoise british éprise de poésie byronienne. « Un vice », hoquète-t-elle le regard égaré hors champ. Où donc s’arrime son regard vitreux ? Manoel de Oliveira ne nous donnera jamais la réponse tout au long des quelque 150 minutes à suivre. Épilogue de sa tétralogie dite « des amours contrariées », Francisca ressurgit à la mémoire du cinéaste par un singulier hasard – d’aucuns crieront au miracle providentiel – à la fin des années 70. Plus qu’un surgissement, une résurrection. Oliveira travaille ici l’intime, fouisse le terreau familial de sa femme étroitement liée à l’histoire vraie que chroniqua le célèbre romancier Camilo Castelo Branco, aka le « Balzac portugais », au mitan du XIXe siècle. Une histoire tragique d’amour, de mort et de camaraderie masculine dont Agustina Bessa-Luís fit plus tard le canevas de Fanny Owen, son grand œuvre stendhalien qu’adapte ici son contemporain Oliveira. 

Francisca (1981)

Bovary d’opérette
L’argument, donc : Camilo et son ami José Augusto, dandy fin de race avant l’heure, s’éprennent des filles du colonel Owen. L’un convoite Marie, l’autre Fanny. Mais la préférence de Fanny va à José Augusto, au grand dam de Don Camilo (ne pas confondre avec Fernandel). José Augusto enlève alors Fanny, lui arrache un mariage sans jamais le consommer et la livre à son destin tragique de Bovary d’opérette. Tout ça sent d’emblée la naphtaline, le cul de basse fosse putride ou le feuilleton de canard à sensation. Oui, Francisca fleure la chair nécrosée. Non, le film ne se complaît pas dans son académisme frigide. Ce serait mal connaître Manoel de Oliveira et son indécrottable scepticisme. L’oreille collée à leur âme, Camilo et José Luis glosent jusqu’à plus soif sur la vie, l’amour et le désir dans des intérieurs rococo à filer la migraine. Un verbiage assommant qu’ils débitent d’une voix monocorde à coups d’aphorismes éventés. La superficialité des dialogues, certes finement ciselés, se conjugue à l’artificialité de la mise en scène que trahissent toiles peintes en arrière-plan et nuits américaines. Oliveira filme moins qu’il ne portraiture ses personnages, silhouettes hiératiques condamnées à prendre la pose devant sa toile. Las, ces pantins désincarnés brisent le quatrième mur, promesse d’un ailleurs qui toujours leur échappe. Le regard impavide prend dès lors le spectateur à témoin de cette grande illusion bâtie à cheval entre l’écrit et le cinéma. Les intertitres qui ponctuent chaque séquence reprennent ainsi à la lettre le texte original de Bessa-Luís et raccordent le film par un effet de collage quasi poétique à un régime d’images hérité du cinéma muet (cadrages frontaux, plans fixes) et ses pitreries burlesques (on pense à l’irruption de José Luis sur un canasson dans l’appartement de Camilo). Oliveira convoque ces fantômes du passé pour mieux les disséquer, jusqu’à une autopsie finale à la lisière du grand-guignol. « Qu’est-ce qui fait que nous aimons quelqu’un ? Nous vivons en morceaux à la recherche de nos corps dispersés. Le ventre hurle, le foie gémit et le cœur erre dans les ruelles misérables en quête du sang qui le formera », lance José Luis, le cœur de sa belle en main, à une camériste terrifiée. Vision sublime d’un amour organique sur lequel l’intellect n’a plus aucune prise. Francisca épuise jusqu’à l’obsession. C’est peut-être là son plus beau tour de force.