FURYO : QUAND BOWIE S’ENTERRAIT SUR UNE ÎLE AVEC OSHIMA

– FURYO : QUAND BOWIE S’ENTERRAIT SUR UNE ÎLE AVEC OSHIMA –

David Bowie contre Ryuichi Sakamoto, la folie contre l’ordre, l’Occident contre l’Orient. À l’écran, Furyo est un formidable film sur la dualité, la différence. En coulisses, il fut une expérience incroyable, entre paradis perdu et stakhanovisme. Le tout arrosé d’un peu de pop culture siglée eighties. Récit, par ceux qui l’ont vécue. Par Matthieu Rostac – Photos : © Oshima Productions / © Bac Films
 
Été 1982. L’île de Rarotonga. Sur cette terre principale de l’archipel des îles Cook, à plus de 3000 kilomètres de la Nouvelle-Zélande, des équipes japonaises, néo-zélandaises et britanniques ont été forcées de cohabiter. À première vue, l’entreprise ressemble à un tournage tout ce qu’il y a de plus banal. Titre de la production prévue sur les écrans en 1983 : Furyo. Le scénario raconte les relations entre quatre personnages dans un camp de prisonniers japonais pendant la Seconde Guerre mondiale. Le réalisateur de l’Empire des sens, Nagisa Oshima, 50 ans à l’époque, dirige la manœuvre. En retrait, le producteur britannique Jeremy Thomas, qui s’est fait les dents sur le documentaire des années “Anarchy in the U.K.”, The Great Rock ’n’ Roll Swindle, veille à ce que le projet reste cadré. En tête de gondole du casting surtout, deux pop stars sophistiquées : David Bowie, qu’on ne présente pas même s’il porte à l’époque le cheveu peroxydé, et le musicien Ryuichi Sakamoto. Ce dernier livrera une partition pour le film toute en synthés que n’auraient reniée ni les babas planants de Tangerine Dream, ni le Vangelis de Blade Runner. Bref, un bon parfum de production 80’s chic, exotique et pop plane sur Furyo. Un parfum de choc des cultures, aussi. Depuis son bureau londonien, Jeremy Thomas se rappelle encore le premier jour de repos offert à tout le staff du film, lorsqu’il décida d’aller se balader le long des plages de sable fin. « J’ai vu tous les membres de l’équipe japonaise dans la baie de Rarotonga, avec de l’eau jusqu’aux chevilles, en train de chercher des coquillages ou toutes sortes de choses venant de la mer. Des trucs dégoûtants qu’ils pouvaient manger cru. Ils ne supportaient plus le régime “occidental” de l’île ! »
Andrew Sanders, chef décorateur sur le film, a lui aussi son lot d’anecdotes à livrer sur les comportements de ses ex-collègues de travail nippons. Là encore, il est question de se sustenter. « Lorsque Oshima descendait prendre son petit-déjeuner, l’équipe de tournage japonaise se mettait en ligne et s’inclinait devant lui pour lui présenter ses hommages. Tous les matins, se souvient celui qui a également signé les décors des Chariots de feu et de La Dernière tentation du Christ. À la fin du tournage, tout le monde le faisait : les Néo-zélandais, les Britanniques. C’était devenu un rituel. “Ohayo gozaimasu (bonjour en japonais, ndlr) !” Tous les matins ! »

L’enfant terrible

À en croire le scénariste du film Paul Mayersberg, le choc des civilisations avait débuté bien avant de poser le pied sur Rarotonga. « J’avais réussi à convaincre Oshima de changer la structure du scénario, qui aurait dû initialement se dérouler en flashbacks et donc révéler l’issue du film dès les premières minutes. Cela a été difficile pour lui, mais il a accepté. Ensuite, nous sommes allés dîner à Tokyo avec toute son équipe technique. Dans un restaurant coréen, d’ailleurs, parce que c’était un geste très subversif à l’époque. Toute son équipe était plutôt difficile avec moi, ne me regardait pas vraiment. J’ai dit à Oshima : “Il y a quelque chose qui cloche, là.” Il m’a répondu : “Oui, en effet. Je ne sais pas quoi faire. Je leur ai dit que j’avais changé la structure du scénario sur vos conseils. Ça a été un choc pour eux parce que vous m’avez influencé.” Finalement, tout s’est arrangé avec un peu d’alcool mais ils s’étaient mis en tête que j’étais un esprit diabolique qui avait hypnotisé leur maître Oshima. » Et maître il restera tout au long du projet, instaurant le concept de Oshima-gumi – le gang Oshima – façon yakuzas. Forcément, comme un chef de clan japonais, le réalisateur a énormément d’allure. « Il avait beaucoup de style. Il était l’enfant terrible du cinéma japonais des 60’s mais il avait énormément bon goût. Pas un britannique, mais presque », se remémore Lee Tamahori, embauché comme premier assistant réalisateur sur le film.
Tous s’accordent à dire que Oshima dégageait une classe folle dans le Pacifique, ne quittant qu’à quelques rares occasions ses costumes taillés sur mesure par Yohji Yamamoto en dépit de la moiteur des tropiques. Grand seigneur, il régale même les compagnons de route. Si tout le monde repart avec son T-shirt « Oshima Gang » noir et rouge griffé Yamamoto, Jeremy Thomas, lui, aura un traitement de faveur. « Il avait ce costume brillant avec des petits points, un ravissement. Le premier jour de tournage, allez savoir pourquoi, Oshima avait mes mensurations. Il s’est approché de moi et m’a donné un costume qu’il avait fait faire pour moi. Exactement le même que celui que j’admirais. Comme ça, j’avais un costume pour le premier jour de tournage, comme le voulait la coutume », évoque le producteur. Sanders abonde : « En fait, toute l’équipe japonaise était habillée de manière exquise. Oshima, l’opérateur caméra et tous les autres : ils portaient tous des gants blancs. Quiconque touchait cette caméra devait porter ces gants blancs. »

Cinq cents figurants et un disparu

Aussi, formé aux préceptes de la Shochiku (société de production japonaise fondée en 1895, ndlr) dans les sixties, le réalisateur de L’Empire des sens travaille vite. Très vite. « Je crois que Oshima est le réalisateur qui shootait le plus rapidement de tous ceux que j’ai pu croiser durant toute ma vie, relate Lee Tamahori. C’était un réalisateur très frugal, qui n’utilisait pas beaucoup de pellicule. Donc il tournait énormément de plans mais rarement plus d’une prise. » De leur côté, les acteurs au diapason savent ce qu’ils ont à faire pour accélérer la cadence. Tom Conti a appris le japonais en phonétique, David Bowie renfile son costume d’élève et mime l’un de ses maîtres, le chorégraphe Lindsay Kemp. Ryuichi Sakamoto, dont c’est le premier rôle au cinéma, préfère, lui, la jouer kabuki avec sa diction appuyée et son maquillage expressionniste. Takeshi Kitano, encore dans son rôle de comique de télévision, fait son Falstaff. Pourtant, si Oshima n’a besoin que du strict nécessaire, il est aussi capable de tout pour obtenir ce fameux « réalisme hypersensible » que vante Sanders.

D’abord, il fait construire au milieu de la jungle un immense camp de prisonniers fait de bambous et de tentes, détruit à plusieurs reprises par les vents tropicaux. Qu’il ne filme que « dans les coins », dixit David Bowie. Et quand il souhaite tourner sa grande scène finale, dans laquelle le capitaine Yonoi demande aux prisonniers du camp de se mettre au garde à vous, « on a du faire atterrir un avion McDonnell Douglas DC 8 avec 500 figurants dedans, rigole Thomas. On les a fait venir pour trois jours, Oshima a tourné deux jours : “C’est bon, pas besoin de filmer le troisième jour.” On s’est retrouvés avec 500 personnes qui ne savaient pas quoi faire sur le plateau. Quand il disait qu’il avait fini, c’était vrai. “Mais il n’est que quatre heures, Nagisa !” Et lui : “J’ai fini. J’ai tout ce qui me faut. J’y vais.” » Chaque fin de journée, Oshima fait également partir ses rushes en avion pour le Japon sans même y jeter un coup d’œil. Ne pas y voir pourtant une sorte de folie mégalomaniaque qu’on ne détecte que chez les hommes prisonniers des tréfonds de la jungle. « Ce n’était pas Apocalypse Now non plus. On n’est pas restés un an aux Philippines », s’amuse Tamahori. Pourtant, Andrew Sanders parle d’une « expérience mystique. Rarotonga a une nature très puissante. Une si petite et si belle île au milieu du Pacifique, c’est très écrasant. Une chose très bizarre s’est produite sur le tournage : la disparition du chef électricien. Deux jours avant de débuter le tournage, il a disparu. Personne ne l’a jamais revu. On ne sait pas ce qui s’est passé. Surtout sur une île de quatorze kilomètres de long, peut-être moins… Et il n’a pas pu se noyer parce que Rarotonga est entourée d’une barrière de corail. C’était très étrange. »
Du Douanier Rousseau au Banana Boat Bar
Lorsque l’équipe ne fait pas rouler la bobine ni ne cherche coquillages ou techniciens évaporés, elle trouve le temps d’aller se mettre une mine au Banana Boat Bar. De toute façon, en 1982, il n’y a que ça à faire à Rarotonga, pas encore ravagée par la furia immobilière. « Tu ne pouvais pas prendre ta voiture pour aller au casino parce qu’il n’y avait pas de casino. Mais il y avait ce bar génial : ils avaient un groupe fabuleux, qui jouait de la musique du Pacifique, un peu comme de la musique hawaïenne, avec des danseuses traditionnelles magnifiques », résume Sanders. De son côté, David Bowie est comme un poisson dans l’eau sur cet îlot perdu au milieu du Pacifique, lui qui vient de sortir consécutivement les singles Ashes to Ashes et Under Pressure, en duo avec le gang à moustache, pantalon en cuir et tignasse bouclée de Queen. Under Pressure, Bowie l’est sauf à Rarotonga, où il se balade sans protection aucune. Sanders : « Un jour, Bowie est parti se balader sur l’île et il a découvert ce peintre. Un octogénaire absolument pas sophistiqué qui faisait des peintures primitives, un peu comme le Douanier Rousseau. Il vivait ici comme un très modeste Gauguin. David Bowie a passé des heures entières avec lui à parler, et lui a acheté plusieurs toiles. Je pense surtout que le peintre n’a jamais su qui était Bowie. »

En revanche, quelqu’un sait qui est le chanteur. Un gamin de douze ans qui a tous ses disques : James Malcolm, choisi pour incarner le petit frère de la pop star dans le film. « La scène où je marche dans le jardin main dans la main avec David Bowie, dans laquelle je chante Ride, Ride, je me dis que je suis vraiment en train de chanter pour David Bowie, raconte encore ému celui qui est devenu depuis musicien et que Bowie surnomme son “petit frère néo-zélandais”. La réalité a clairement dépassé la fiction. Je ne me suis toujours pas lavé la main depuis ! » En réalité, sur le tournage et bien avant, le pouvoir d’attraction et de fascination de David Bowie avait déjà fait une victime : Nagisa Oshima. Si le réalisateur japonais laisse les coudées franches à Jeremy Thomas pour recruter Tom Conti ou Jack Thompson, il a le chanteur dans la peau depuis plusieurs mois comme le capitaine Yonoi avec le personnage de Jack Celliers à l’écran, à la différence près que l’envie est réciproque du côté de Bowie. « Furyo a été écrit pour David Bowie. J’ai été recruté pour écrire le scénario bien après lui, explique Mayersberg. Et Bowie voulait absolument être sur le film notamment parce qu’il avait adoré L’Empire des sens. »Des capotes de peintures à Cannes
Quelques mois plus tard, le film est présenté au Festival de Cannes. En conférence de presse, David Bowie commence par un : « J’aimerais dire que Nagisa Oshima est de loin le réalisateur le mieux habillé avec lequel j’ai pu travailler », tandis que le cinéaste japonais porte un costume bleu ciel satiné et une cravate rose. Rire général dans l’assemblée. Bowie continue, plus sérieux : « Je crois surtout que cette expérience a peut-être été la plus enrichissante de toute ma carrière, que l’on parle de cinéma, d’écriture ou même de musique. » Furyo lui ouvrira les portes d’une carrière convenable au cinéma dans les années 1980. Ryuichi Sakamoto, qui n’était que le second choix de Oshima après le désistement de Kenji Sawada, peut également dire merci au réalisateur. Et à sa clause de contrat stipulant qu’il ne ferait le film qu’en échange de la composition de sa bande originale. Car de nos jours, le titre Merry Christmas, Mr. Lawrence est plus connu que le film lui-même. Peut-être parce que son rendez-vous avec Cannes fut légèrement raté. D’emblée, le film doit faire face à un événement de taille pour le moins inopiné. « La nuit où ils ont décidé de projeter le film à Cannes, tout le corps médical était en grève, donc on s’est retrouvés avec 5000 médecins et infirmières venus de Marseille, qui balançaient des capotes pleines de peinture rouge sur la devanture du Palais. C’était très compliqué »,se souvient Jeremy Thomas, qui clôt : « Ils ont dit de Furyo que c’était The Empire of the Senseless. » Sentiment partagé par Paul Mayersberg, qui se souvient encore aujourd’hui de la titraille dans Libération, le lendemain de la projection du film : « “Un Pont de la rivière Kwaï version gay” ! Donc il n’y avait aucun moyen que l’on gagne ! » D’autant qu’un autre Japonais a décidé de contrecarrer les plans de Oshima à Cannes : Shohei Imamura, qui repartira avec la Palme d’Or pour La Ballade de Narayama. « Ce fut un moment très bizarre. Le bruit courait qu’un film japonais avait gagné la Palme d’Or et on pensait que c’était pour nous, se rappelle Mayersberg. Imamura était de la même génération que Oshima donc il y avait une certaine rivalité entre eux. Oshima avait toujours eu pignon sur rue à Cannes en tant que japonais et c’est comme s’il s’était occidentalisé avec Furyo. » Il y aura un avant et un après Furyo. En mal pour Nagisa Oshima, qui ne retrouvera jamais son lustre d’antan et laissera courir treize ans entre le bide Max mon amour (1986) et Tabou. En bien pour Jeremy Thomas, toujours en train de produire un cinéma entre Occident et Orient depuis (Le Dernier Empereur, Little Buddha). Comme le dit dans l’épilogue le personnage de John Lawrence, interprété par Tom Conti : « C’est comme si Jack Celliers avait semé une graine en Yonoi dont nous pourrions tous partager les fruits. » Tous propos recueillis par MR sauf mentions