LE GENOU D’AHED de Nadav Lapid

Présenté en compétition à Cannes cette année, le nouveau Nadav Lapid après l’électrique Synonymes sort en salles. Un film extraordinairement riche et complexe qui baigne dans le cinéma de Dreyer et Hitchcock pour partager une douleur profonde.

Lors du casting pour trouver l’actrice qui incarnera l’activiste palestinienne Ahed Tamimi, le réalisateur Y est obsédé par l’idée de filmer un genou. Le genou d’Ahed, menacé par les mots du député israélien : « Il aurait fallu lui tirer dessus, ne fût-ce que dans le genou.Et la grande victoire ? – Ce sera mon martyre. – Et ta délivrance ? » Y se sert des dialogues entre Jeanne d’Arc et Jean Massieu (Renée Falconetti et Antonin Artaud dans le film de Dreyer) pour tenter de comprendre la souffrance d’Ahed. Est-ce que ça aurait du sens de comparer cette blessure au désespoir d’Y ? Ce personnage de cinéaste angoissé captive. Sous les traits de ce merveilleux acteur qu’est Avshalom Pollak, il a l’air de cacher le secret de l’existence à l’intérieur de son crâne. On dirait une sorte de Colonel Kurtz avec les cheveux poivre-sel et une barbe de trois semaines. Toujours en pleine errance au milieu du chemin, dans cette zone grise qui sépare le génie de la folie. À mi-chemin entre l’urgence sexuelle et le besoin d’éviter le regard des autres, Y joue à l’ambiguïté, à l’illusion d’imaginer un monde où tout est possible. Un monde où il parviendrait enfin à devenir le démiurge ultime. Hélas pour lui, le jeu s’arrête à la fin du rêve. Dès que notre intimité se laisse transpercer par le regard de l’autre, on peut juste être sûr qu’il n’y aura pas de survivants. C’est ainsi qu’aura lieu la rencontre entre Y et Yahalom (l’extraordinaire Nur Fibak), une fonctionnaire du ministère de la Culture qui l’invite à présenter un de ses films. D’une manière très similaire à Devlin et Alicia Huberman (Cary Grant et Ingrid Bergman chez Hitchcock), le jeu de séduction qui s’installe entre Y et Yahalom est un risque qui pourrait faire basculer l’équilibre politique d’un pays entier.

Option Géo
Chez Lapid, on voit souvent que le cinéma se cache derrière une tentative secrète de rédemption intime de chacun de ses personnages. Yahalom est contrainte d’obéir aux mots d’ordre du ministère, mais sa conscience morale la pousse à douter. Voici la question que se pose Y : « Comment est-ce possible d’obéir à un ministère de la Culture qui déteste la culture ? » La question est juste. Comment faire pour ignorer notre ressenti face aux autres et, pire encore, face à nous-mêmes ? Dès lors, il devient envisageable de faire basculer le devenir politique d’un pays à partir d’un geste intime. Y cite souvent sa mère : « À la fin, c’est la géographie qui gagne. » Et si la géographie du monde tenait dans le genou d’une jeune femme que quelqu’un veut faire disparaître ? Et si le genou d’Ahed était un monde qui s’écroule ? Et si les larmes d’un homme étaient la dernière des résistances ? Nadav Lapid maîtrise brillamment l’équilibre entre sa propre perception et celle de son personnage. Le Genou d’Ahed s’installe ainsi dans cette ambiguïté, dans cet espace dantesque qui sépare le ciel de l’enfer. Dans quelle mesure le cinéaste peut-il s’arroger le droit de raconter l’histoire d’un monde qui s’effondre ? Lapid a l’intelligence de ne pas répondre à cette question. Sa brutale honnêteté est forcément attendrissante : il se contente de nous montrer un bout de peau qui est en train de se déchirer. Le genou d’Ahed.