BERTOLUCCI, sa dernière confession

– Grand entretien : LA LEGENDE BERTOLUCCI –

Bertolucci est mort et c’est un monument qui s’en va. Car très peu de cinéastes peuvent se vanter d’avoir été à la fois à la pointe de l’avant-garde cinématographique et d’avoir eu un destin hollywoodien. Bernardo Bertolucci a été ce cinéaste. Héros du jeune cinéma italien des années 60 avec le mythique Prima della rivoluzione, il est aussi le recordman des entrées dans son pays avec Le Dernier Tango à Paris, et le réalisateur de l’international Dernier empereur. Nous avions rencontré le cinéaste en 2013, au moment de la sortie de son dernier film Moi et toi, tiraillé par un mal de dos qui l’obligeait à s’assoir dans un fauteuil roulant. Il nous avait raconté sa drôle de trajectoire. Une aventure politique et esthétique. – Par Thierry Lounas, à Rome
Ça fait dix ans que vous n’aviez pas fait de film, c’est assez long. C’est long. Il y a trois ans, je faisais quatre séances de physiothérapie par semaine et je me disais : « Je ne pourrai plus jamais faire un film. » J’étais tellement déprimé que je n’avais même plus le temps de penser au cinéma. Ensuite la chaise roulante est arrivée, inexorablement. J’étais au fond du trou. Et puis je me suis mis à aimer cette chaise. J’ai accepté d’être là, j’ai accepté ma condition. À ce moment, je me suis dit : « Je vais travailler ». Niccolo (l’écrivain Niccolo Ammaniti ndlr) m’a donné ce livre qui venait d’être publié, je l’ai lu, je me suis dit : « Je peux le faire ». D’abord parce que j’aime l’histoire et que le récit est circonscrit à une cave. On a construit cette cave à côté d’ici, c’était bien mieux que Cinecittà, que j’ai toujours détesté. Voilà comment j’ai fait Io e Te (Moi et toi), un film de « chambre », un « Kammerspiel », comme on dit en allemand. C’est un petit film comme La Stratégie de l’Araignée. Sept semaines de tournage, le bonheur complet.
Pourquoi imaginiez-vous ne plus tourner ? Parce que je ne pouvais plus déambuler. J’ai toujours marché sur mes films. On marche, on bouge. Finalement, je me suis aperçu que les choses n’étaient pas si différentes avec ma chaise roulante et son magnifique joystick. Regardez le making of du film, vous verrez que je ne m’en sors pas si mal. Je viens de lire un poème de mon amie Patrizia Cavalli, une très grande poète italienne. Elle dit à peu près ça : « Cette immobilité impériale pose une grande question / On ne peut pas bouger / Est-ce nécessaire de marcher ? » Non, ce n’est pas nécessaire.
D’où vient cette passion pour les lieux clos, la claustrophobie ? Je reste beaucoup chez moi. Je vis dans cette maison depuis Le Dernier Tango à Paris, depuis les années 70. Plus les endroits sont fermés, sombres, petits, et plus je me sens à l’aise, dans ma peau (rires). J’aime l’exploration du petit : j’ai toujours su exactement combien de pas je devais faire pour aller de ma chaise jusqu’à l’endroit où je pouvais monter sur la Dolly pour voir moi-même ce que j’allais filmer. Je connais chaque distance. Aujourd’hui, quand je vois des films de jeunes metteurs en scène, je suis tellement à l’aise, je comprends tout ce qu’ils tentent. Ça fait si longtemps que je fais du cinéma, depuis très jeune… J’ai fait mon premier film à 21 ans. Je vivais encore chez mes parents, je dormais dans une chambre avec mon frère, qui était étudiant et partait à l’université le matin. Moi je me réveillais, la douche, le petit déjeuner, et j’allais tourner ! J’étais le plus jeune de l’équipe, je n’étais encore qu’un bébé, mais je savais beaucoup de choses. De loin, j’étais comme un jeune à qui on a envie de dire : « Bon, va voir 3000 films et puis reviens ». Sauf que j’avais déjà vu les 3000 films et aimé follement les cinéastes qui les avaient faits.

Comme qui ? Fellini. J’ai vu La Dolce Vita à 18 ans en projection privée. Le montage était très proche du dernier montage, mais il n’était pas doublé. J’ai eu le privilège d’entendre les différentes langues, un peu anglais, italien, français. Je me suis complètement identifié, je suis devenu Fellini, je comprenais tout. Après je suis allé à Paris, c’était l’année d’À bout de Souffle, 1959 je crois. Et là c’était la découverte qui allait contre tout ce que j’avais vu avant.

Mais comment avez-vous eu l’occasion de voir La Dolce Vita en son direct ?
C’était encore l’Italie de la fin des années 50, ils avaient tous peur du Vatican, qui était encore plus puissant qu’aujourd’hui. Ils ont donc organisé une projection seulement pour des intellectuels. Il y avait Giorgio Bassani, mon père (le poète Attilio Bertolucci, ndlr)… Et voilà, mon père m’a dit : « Je vais voir La Dolce Vita, pourquoi tu ne viendrais pas ? » La Dolce Vita en son direct, ça c’était extraordinaire, parce que je voyais ce que Fellini ne voulait jamais montrer : il voulait humilier le son direct avec le doublage. Lui et Pier Paolo (Pasolini ndlr). Pier Paolo disait : « Le doublage, c’est le moment où l’auteur peut encore intervenir sur son film. » Alors il mettait des voix napolitaines sur des visages du nord.

Pasolini et vous, ce n’est pas exactement la même trajectoire, lui venait du prolétariat. Non, pas du prolétariat, sa mère était institutrice, son père un sous-officier qu’il disait fasciste, c’était la petite bourgeoisie. Il est venu à Rome. Au début il était extrêmement pauvre, puis il a commencé à écrire des scénarios, pas mal, puis il a travaillé avec Fellini. Et il est ensuite venu habiter un appartement dans le même immeuble que ma famille. Pour moi, c’était le pied. On habitait au cinquième étage, lui au premier, je passais le voir, je lui montrais les poèmes que j’avais écrits. Un jour il m’a dit : « Je vais faire un film, tu seras mon assistant. » Moi : « Pier Paolo, c’est pas possible, j’ai jamais rien fait. » « Mais moi non plus ! » Et on a fait Accattone (1962). Que j’ai revu assez récemment, ça résiste.
Pasolini a participé à La Commare secca, votre premier film… L’histoire, c’est lui. Il avait un sujet qu’il avait écrit sur une trentaine de pages. Mais, en parallèle, il avait également travaillé au scénario de Mamma Roma, qu’il aimait beaucoup et qu’il préférait réaliser. Alors Antonio Cervi, le producteur, sur les conseils de Pasolini, m’a demandé si je voulais reprendre cette histoire. Avec Sergio Citti, on a écrit un script. Cervi l’a lu et m’a dit : « Tu veux faire du cinéma ? – Bien sûr ! » Et j’ai commencé comme ça, grâce à Pier Paolo.
Ça allait vite à l’époque. Le Dernier Tango à Paris, ça a été encore plus vite. On a commencé à Noël, repérage en janvier et au mois de mars on tournait ! Et le film est sorti en septembre.

Dans Prima della rivoluzione, le film qui vous a fait connaître, vous posez la question de l’engagement politique. Ça ne doit pas être simple quand on est issu d’une famille aisée. C’est un film ambigu sur l’ambiguïté. C’est l’histoire d’un jeune de la riche bourgeoisie de Parme qui pendant un instant pense pouvoir sortir de sa classe. Je pense que les choses sont très complexes et que quand il y a la complexité, il y a presque nécessairement une ambigüité. Bataille a écrit Ma mère, moi je pourrais écrire Ma tante, parce que ce film c’est sur ma tante, la sœur de la mère.

Après avoir été le héros du cinéma italien engagé, certains vous ont reproché, avec 1900, d’être à la botte du parti communiste italien… Quand j’ai fait ce film, dans ma tête je pensais : « Ce film est dédié au PCI », le Parti Communiste Italien. J’ai fait ce film en ne parlant pas du fait qu’il y avait des antifascistes qui n’étaient pas communistes, qui étaient socialistes, qui étaient catholiques. J’ai tout fait pour faire un monument à mon parti. Et quand je leur ai montré le film, ils l’ont complètement refusé.

Pourquoi ? C’était en 1977, au moment du compromis historique, Aldo Moro et Enrico Berlinguer (respectivement les dirigeants de la démocratie chrétienne et du Parti communiste, partis rivaux. Moro et Berlinguer étaient parvenus à un accord pour que les deux partis collaborent à la tête du pays, ndlr)… Et ce film, d’une certaine façon, racontait une histoire qui dérangeait ce climat de compromis historique. Ils m’ont dit : « C’est faux, nous n’avons jamais fait de procès aux patrons », comme on le voit à la fin de 1900. J’ai dit : « Mais c’est une fiction. Je ne revendique pas une chronique historique ». Cela ne m’intéressait pas. « Non, ça montre une image qui n’est pas juste. » C’était terrible, de voir ces politiciens, qui d’une certaine façon me représentaient, à qui j’avais dédié le film, dans un état tellement arriéré de conscience politique… Berlinguer avait vraiment une vision. Avant de mourir, en 1976, il a fait trois discours extraordinaires sur l’austérité. Moi et mes amis on était extatiques. Mais les gens autour de lui n’étaient pas à la hauteur.

Pourquoi vous aviez envie de faire un monument au parti communiste italien ? J’ai commencé à être communiste vers sept, huit ans, parce que les paysans de mon grand-père, avec qui j’ai vécu toute mon enfance, étaient communistes. Un jour dans un haut-parleur, j’ai entendu : « Domani, grève générale ! » Parce que les policiers avaient tué un ouvrier, Albert. J’ai demandé aux paysannes : « Mais qui est Albert ? » Et l’une d’elles a dit : « Un communisto. » Communisto… Ça m’a fasciné. Et je leur demandais : « Mais si les paysans gagnent, qu’est-ce que vous allez faire ? » « On va pendre tous les patrons aux arbres. » « Moi aussi ? » « Non…Toi tu es avec nous. »

À propos de 1900, Depardieu nous racontait récemment le match de foot historique entre l’équipe du film et celle de Salò de Pasolini. Depardieu jouait goal… Ah oui ? Il faudrait revoir le film que Pier Paolo a fait là-dessus, en Super-8. C’était le jour de mon anniversaire : un match entre l’équipe de 1900 et l’équipe de Salò parce que Salò avait été tourné à une demi-heure de distance de mon tournage. Et Pier Paolo jouait, il aimait beaucoup ça. C’était un de ces matchs de nuls qui se terminent à 22 à 15 ! (rires). Je crois me souvenir qu’il y avait des joueurs réserves de la Lazio que les deux équipes avaient fait venir pour tricher (une autre théorie dit qu’il s’agissait plutôt de joueurs de l’équipe réserve de Parme, ndlr). Un quart d’heure avant la fin, Pier Paolo vient vers nous, assis sur les bancs, puis se retourne vers son équipe : « Vous êtes tous des petits machistes. » – « Pourquoi tu dis ça ? », Il me répond : « Parce qu’aucun ne me passe le ballon. » Lui tenait beaucoup au football.
Vous seriez le seul cinéaste italien qui ne s’intéresse pas au football ? Non, non, je m’y intéresse beaucoup. Hier soir j’ai regardé Brésil-Espagne (interview réalisée le lendemain de la finale de la coupe des confédérations, ndlr). Très beau match. J’étais pour le Brésil.
Les deux grandes figures du jeune cinéma italien de la fin des années 60, c’est vous et Marco Bellocchio. Qu’est-ce qui vous sépare ? Politiquement, c’était quasiment les mêmes positions. Mais moi je suis de la région de Parme, et lui est de la région de Piacenza. Les deux villes sont situées à cinquante kilomètres l’une de l’autre. Parme, c’est une ville avec une tradition artistique assez forte : il y a le Correggio, le Parmigianino, Verdi… A Piacenza, il y a essentiellement Marco Bellocchio (rires). C’est une de nos différences. Par ailleurs, moi j’adorais la Nouvelle Vague, alors que lui il aimait le free cinéma anglais. Ce n’est pas vraiment la même chose.
C’est quoi la différence ? Bah, quand même : voir un film de Truffaut, de Rohmer ou de Godard, et voir un film de Richardson, c’est pas pareil. La Nouvelle Vague nous a quand même éloignés de tout le cinéma de Papa.

Vous êtes toujours communiste ?
Oui. Enfin, communiste, ça ne veut rien dire parce que le communisme n’est plus. Quand vous me dites : « Vous êtes communiste ? » Je me dis : « Mais il n’y a plus de communisme, le communisme n’existe plus ». Je pense juste qu’il faut rester communiste tant qu’il y aura des différences sociales si écœurantes.

Mais aujourd’hui, en Italie, il y a une gauche ?
Ah, l’Italie… Il y a une gauche qui est en train de commettre son propre suicide, et c’est très long… La gauche italienne est en train de faire hara-kiri.
Et Beppe Grillo, c’est quelqu’un qui vous fait rigoler ? Grillo, il a fait du bien. Il a rompu avec la figure du politicien conventionnelle et contrariée, avec ce « destin fatal » de l’Italie, cette grande corruption économique, politique, morale. Il dit certes des choses fascistes de temps en temps, mais il est devenu populaire dans les cités italiennes, grandes et petites, grâce à ses shows, la nuit. Il disait : « Partito democratico : vaffanculo ! » « Popolo della Libertà : vaffanculo ! » Et les gens ont adoré ça. Les Italiens détestent les politiciens, qui sont tous corrompus. Alors ce « Vaffanculo » a marché. Grillo ressemble à un personnage de film que les Français aiment beaucoup, la comédie italienne, Risi par exemple. Et ce n’est pas un hasard si Grillo a toujours voulu être dans un film de Risi. C’est un acteur frustré.

« J’ai d’abord donné le scénario du Dernier Tango à Paris à Delon et à Belmondo. Belmondo m’a quasiment viré de son bureau comme si je lui proposais un film pornographique »

Avec votre dernier film, vous êtes de retour en Italie et en italien. C’est votre grand retour ? Le film se passe en Italie. Mais le fait qu’il se passe dans une cave avec les deux personnages, c’est comme une façon de garder l’Italie en dehors. Quant à la langue italienne, j’avais très peur au début. Je n’avais pas tourné un film en italien depuis longtemps. Et pendant tout ce temps, j’ai développé une sorte d’irritation face aux dialogues des films italiens. Si vous regardez bien, dans le cinéma italien, dans des films magnifiques d’Antonioni, de De Sica ou de Rossellini, la chose la plus faible, c’est toujours les dialogues, qui sont littéraires. Et moi, j’ai toujours eu cette sorte de malaise avec les dialogues en italien, pareil pour le français. J’ai tourné en anglais Le Dernier Tango à Paris et je suis tombé amoureux de l’anglais. C’est sec, vraiment économique. Quand je repense aux dialogues de Prima della rivoluzione, j’ai des frissons. Mais c’était les années 60. Il m’a fallu du temps, il m’a fallu Marlon Brando, pour comprendre la force de l’anglais. Là je reviens à l’italien mais avec l’économie de l’anglais. Tea Falco, ma jeune actrice, est sublime. Elle a cette chose que malheureusement, vous, les étrangers, ne pouvez pas capter : elle joue une fille très sophistiquée, avec un accent sicilien. Vous ne pouvez pas sentir cette contradiction magnifique.

Comment avez-vous rencontré Marlon Brando ? Je voulais faire ce film à Paris parce que le titre me plaisait. « Dernier Tango à Vienne », ça marchait pas. J’ai d’abord donné le scénario à Delon et à Belmondo. Belmondo m’a quasiment viré de son bureau comme si je lui proposais un film pornographique. « Mais qu’est-ce que vous voulez de moi ? » Je me suis échappé, j’avais peur qu’il me frappe. Je suis allé chez Delon, qui m’a dit : « J’aime beaucoup le script, je le fais, mais seulement si je peux le produire. » J’ai dit : « Merci. Ce n’est pas possible ». Un film où l’acteur qui doit me suivre est aussi le producteur… Non, non. Donc ces deux-là, ça ne marchait pas. Je me suis tourné vers l’Italie. Il y avait Mastroianni, je l’adorais, mais il appartenait à un autre monde. Et puis Volontè, qui m’avait déjà dit non pour deux films. Et, un jour que j’étais à Rome avec les gens de Paramount Italie, qui avait produit Le Conformiste, j’ai rencontré la femme de Jean-Pierre Cassel, qui était journaliste ou agent. On énumérait des noms et je crois que la femme de Jean-Pierre Cassel a cité Marlon Brando. On s’est dit : « Mais il est vieux ! Il ne vaut plus rien. » Un type de Paramount lui a quand même envoyé le scénario et quelques semaines plus tard, on me dit : « Tu veux aller lundi matin à l’hôtel Raphaël à Paris rencontrer Marlon Brando ? » Marlon venait exprès pour me voir parce qu’il avait beaucoup aimé le scénario.

Depuis les États-Unis ? Oui. Il était venu de Los Angeles, il était à l’hôtel Raphaël que je connaissais bien, où j’allais et où Rossellini allait. Je suis allé dans sa chambre, je lui ai raconté en deux minutes l’histoire du Dernier Tango à Paris, je l’ai regardé et je lui ai dit : « Mais pourquoi tu ne me regardes pas dans les yeux ? » Il m’a répondu : « Je veux voir quand tu arrêteras de tapoter du pied. » Puis on est allé déjeuner et ensuite il y a eu une projection du Conformiste juste pour lui, il était seul dans la salle. Quand les lumières se sont rallumées, il m’a dit : « Je veux que tu viennes vingt jours chez moi à Los Angeles pour travailler sur le scénario » Et c’est parti comme ça.

« Sergio, Leone, qui était le recordman des entrées, était très nerveux parce que Le Dernier Tango devenait le plus gros succès commercial italien. »

Pourquoi avait-il envie de ce personnage ? Je crois surtout qu’il avait envie de retourner à Paris, où il avait passé beaucoup de temps quand il était jeune. Il était curieux, c’est l’homme le plus curieux que j’ai rencontré dans ma vie. Il ne disait pas les répliques du texte. Il réélaborait tout.

D’où vous est venue l’idée du film ? Il y avait un cinéma à New York qui appartenait au distributeur des films de Glauber Rocha et de Prima della rivoluzione… C’était le seul à New York qui connaissait très bien le cinéma français, le cinéma brésilien, tout les cinémas. Il disait toujours : « Je vais te produire un film. » Alors j’ai réfléchi un peu et j’ai écrit une page qui s’appelait : « Un jour et une nuit et un jour et une nuit », où deux personnages se rencontraient sans se connaître dans un appartement en ville. C’était l’histoire du Dernier Tango, la base du film, cette rencontre, c’est à dire que la seule façon de communiquer, c’est à travers l’érotisme. Je pense qu’à ce moment là, j’avais trop lu Bataille (rires).
Le Dernier Tango a été un succès ? Vous voulez rire… Ça a été le plus grand succès de l’histoire du cinéma italien. Sergio Leone, qui était le recordman des entrées, était très nerveux parce que Tango devenait le plus gros succès commercial italien.

Un plus grand succès que les films de Leone ? Beaucoup plus ! C’était très surprenant ce qu’il se passait. Quand je l’ai montré à mon producteur Grimaldi, je me suis dit : « Qui veut voir l’histoire d’un vieil américain désespéré qui abuse une jeune fille ? » Puis le film se termine et Grimaldi se tourne vers moi, se frotte les mains et se met à faire une sorte de petite danse. Il avait compris…
Il avait compris que ça allait rapporter beaucoup d’argent ? Beaucoup d’argent. Le mot « Tango » revenait tout le temps. Mettons que la Juventus rencontre le PSG, c’était immédiatement : « Dernier Tango du Paris Saint Germain »
Vous étiez devenu un cinéaste hollywoodien ? Je suis même devenu plus tard un metteur en scène chinois avec Le Dernier Empereur. Je pense que je suis les films que je fais. Tout en étant incapable de parler anglais, j’étais entré dans le cinéma américain. Et quand je fais 1900 tout de suite après, j’étais déjà dans cet élan. J’allais souvent à Los Angeles, je voyais De Niro, Lancaster… tous les acteurs que j’aimais et que je pouvais dorénavant avoir. Je pouvais continuer à faire mon cinéma, dans ma région à Parme, la plaine du Pô, avec mes acteurs américains. Je pouvais arriver à matérialiser le rêve du cinéma hollywoodien chez moi, dans cette terre que j’aime tellement.

« Quand on faisait Le Dernier Empereur, en Chine, parfois je me disais : “Qu’est-ce que je fous là ?” J’avais envie de disparaître dans un trou. »

Peu de gens ont eu cette opportunité. Les opportunités, il faut les créer… Mais je crois qu’aujourd’hui on ne pourrait hélas plus le faire. C’est impossible. Il y a des films qu’aujourd’hui on ne ferait pas car on ne trouverait pas l’argent. Tout a changé. D’un autre côté, on peut maintenant faire des films avec des petites caméras, tout est devenu tellement plus simple. C’est ce dont on rêvait dans les années 60.

Le Dernier empereur a été encore plus gros ? Bien sûr. Le Dernier Empereur se voulait un film épique, spectaculaire, orientaliste, hollywoodien (rires)… J’ai vu Le Dernier Empereur en 3D à Cannes : splendide. Cette année, sortiront à la fois mon dernier film à petit budget et ce gros film en 3D. Les opposés, c’est parfait.

Vous avez toujours envie de prendre des risques ? J’ai toujours pris de grands risques. Quand on faisait Le Dernier Empereur, en Chine, parfois je me disais : « Qu’est-ce que je fous là ? » J’avais envie de disparaître dans un trou. Quand on m’a amené à Tian’anmen, tous les figurants étaient déjà prêts, s’agenouillaient devant l’enfant. Je suis allé m’enfermer dans ma loge et pendant une heure on a frappé : « Descends ! On t’attend ! ». J’ai dû y aller. J’ai revu le film, on apprend tellement de choses sur l’histoire et la Chine, c’est magnifique.
Il y avait cette volonté de faire quelque chose de très documenté ? Oui. Mark Peploe, le scénariste, est un obsédé de la vérité. Si on décide de faire un film sur un personnage historique, il faut être vraiment très précis. Il y a un poème de Robert Frost sur un tableau de Vermeer où tout est tellement ciselé, qui se termine par : « Pray for the grace acurracy », « Prie pour la grâce de la précision. » On peut arriver très près des choses de cette manière. Et moi j’aime ça, mais aussi son contraire. Je suis arrivé à un point où j’aime beaucoup un film pour certaines raisons, et où je le déteste pour d’autres. Je sens en moi des forces qui se battent, en conflit. Par exemple là, il y a le nouveau film de Paolo (Sorrentino ndlr), La grande bellezza. C’est très beau et de l’autre côté… fait chier.
Comment on fait pour aimer une chose et son contraire ? Il faut être très âgé pour arriver à cette capacité de se relâcher aux forces contraires. – Propos recueillis par TL, avec la contribution de Jean Narboni.