HEAT a 25 ans ! Décryptage d’un duel au sommet

Il y a Colin Farrell roulant en décapotable sous les palmiers de Miami. Il y a Tom Cruise, cheveux gris métallique, terrorisant Los Angeles. Il y a aussi Will Smith, qui fait vaciller un empire dans Ali. Michael Mann est un créateur d’icônes. Mais si son univers a un jour rencontré le succès public, c’est à l’occasion de Heat. Vingt-cing ans après, retour sur un film emblème. Par Axel Cadieux (article paru dans Sofilm n°35, novembre 2015)

En 2009, Michael Mann dédie son dixième long métrage, Public Enemies à la mémoire de Chuck Adamson, disparu un an plus tôt. Même s’il reste inconnu du grand public, il occupe une place fondamentale dans l’oeuvre du cinéaste, depuis ses débuts : scénariste et consultant sur Miami Vice et Les Incorruptibles de Chicago (deux séries co-créées par Mann), conseiller sur Le Solitaire, homme de l’ombre sur la plupart des autres projets. Surtout, Adamson, comme Mann, vient des quartiers difficiles de Chicago, no go zones des années 1950-1960, encore quadrillées par la pègre post-Al Capone. Les deux hommes se rencontrent finalement loin du quartier, à Las Vegas. Cela se passe au début des années 1970, entre jetons fluo et pyramides en carton, pile à l’époque dépeinte dans le Casino de Scorsese. Peut-être même qu’Ace Rothstein, De Niro dans le film, les observe derrière ses caméras, le cigare au bord des lèvres. Après quelques verres, Adamson ne tarde pas à raconter au cinéaste l’une des plus importantes affaires de sa carrière : la traque de Neil McCauley, gangster multi récidiviste et indomptable qu’il abat en 1964 après un braquage. Plus de vingt ans plus tard, Mann décide de s’inspirer de ce McCauley : ce serait un bon personnage de film. En fait, ce serait un personnage dément, surtout s’il est interprété par un géant. Si les astres s’alignent, Robert De Niro, justement, pourrait être disponible. Et Chuck Adamson, que le cinéaste surnomme affectueusement « Charlie », pourrait être incarné par Al Pacino, sous les traits de Vincent Hanna, flic obsessif et maniaque. Deux mastodontes, c’est bien le minimum requis pour un film sur une relation aussi singulière, faite de respect mutuel, qui brouille les frontières de la loi. La fameuse scène du café, qui dans Heat réunit les acteurs face-à-face pour la première fois de leur carrière, a réellement eu lieu, et le dialogue qui s’y tient est respecté presque à la lettre.

Ses instincts de prédateur
Michael Mann, déjà amoureux des bromances viriles à la Horde sauvage, adore immédiatement l’idée. Elle le stimule à tel point qu’il en tire un scénario de 180 pages, adapté à l’écran non pas une mais carrément deux fois : L.A. Takedown, téléfilm diffusé en 1989 sur NBC, initialement pensé comme le pilote d’une série à venir, est un brouillon de Heat amputé d’un tiers du script. Quelques plans reviennent presque à l’identique, comme le couple observant Los Angeles de nuit depuis un toit, et la trame est franchement similaire, mais le cinéaste reste incontestablement frustré par le manque de densité du film. Son histoire d’hommes venus d’une autre époque, qui se débattent comme ils le peuvent dans un monde qui ne les comprend plus, mérite bien mieux. Alors, fort du succès du Dernier des Mohicans, le cinéaste reprend les armes et son scénario, avec le résultat que l’on connaît. La lutte à mort mêlée d’admiration totale qui unissait Chuck Adamson et Neil McCauley existe enfin à l’écran et c’est encore aujourd’hui, selon Michael Mann, l’atout premier du film : « Il y a un conflit entre deux forces aussi importantes l’une que l’autre, je voulais soumettre le spectateur à ce degré d’intensité, qu’il soit à la fois pour que De Niro s’en sorte et pour que Pacino le stoppe. C’est la raison pour laquelle Heat marche encore bien aujourd’hui et reste dans les mémoires : il y a une dualité, ces personnages ont une vraie relation mais doivent s’entretuer. Et en même temps, De Niro a la chance de mourir – on va tous mourir – en ayant un contact intime avec la seule personne au monde qui le comprend réellement. C’est bien sûr très intentionnel et cette structure parcourt l’intégralité du film. »

Retour à Las Vegas et à cette discussion enfumée entre Mann et Adamson, deux Chicagoans pur jus, maîtres de l’humour cynique, à qui on ne la fait pas. Entre eux, ça colle forcément et rapidement le profil de McCauley se dessine : celui d’un homme sauvage, qui court à sa perte dans une société à laquelle il refuse de se conformer. Dès le générique d’ouverture, De Niro est filmé en plongée totale et écrasante et prend la direction opposée de flèches dessinées au sol. Il passe ensuite devant une statue de Pietà – la Vierge tenant sur ses genoux le corps du Christ – et se dirige vers un hôpital. Tout l’indique, dès les premières secondes du film : McCauley, fauve solitaire et ingérable, va mourir. Lyrisme et subtilité : à peine quelques secondes de film et Mann est déjà en forme, allant à l’encontre de l’image de bourrin viril à laquelle on l’a trop souvent réduit. Le cinéaste est avant tout mystique, romantique, sentimental, et s’il se livre aux batailles rangées, aux westerns modernes au coeur de Los Angeles, c’est aussi et surtout pour renforcer l’impact des histoires d’amour. Qu’est-ce que Heat, sinon la trajectoire de deux hommes : l’un, Vincent Hanna, qui retrouve sa femme après être allé au bout de son boulot de flic ; l’autre, Neil McCauley, qui la perd en ne renonçant pas à ses instincts de gangster prédateur ? En réalité on sait très peu de choses de la vie privée de Chuck « Charlie » Adamson, mais qu’importe. Mann s’est maintenant emparé de l’histoire et il en profite pour développer à l’extrême le dilemme existentiel qui habite son cinéma depuis toujours : l’homme face à son destin, qui doit choisir entre l’amour et l’action, entre deux modes de vie qui ne se concilient pas (Le Solitaire, Miami Vice film et série, Le Sixième Sens, Public Enemies…).

L’aéroport est parfait
Cette mélancolie, on la trouve dès le premier tiers du film, lorsque Neil McCauley rencontre Eady (Amy Brenneman) dont il tombe immédiatement amoureux. Le couple en devenir se retrouve sur le toit d’un restaurant (dans cette scène décalquée de L.A. Takedown) et contemple les lumières de Los Angeles comme s’ils en étaient les possesseurs. Michael Mann, en bon maniaque, parfait alors sa science du détail et peaufine en images de synthèse les scintillements de la ville, pour renforcer le contraste avec les personnages. Le cinéaste est coutumier du procédé et l’utilise aussi entre autres dans Collatéral, lorsque Tom Cruise (le tueur à gages Vincent) s’écroule mort sur le siège d’un métro : derrière lui, par la fenêtre, se dessine très subrepticement la silhouette recréée en CGI d’un arbre aux branches menaçantes. Mann est fou d’architecture : la place de l’homme dans son environnement, cela lui parle forcément. Dans Heat, sur le toit avec Eady et McCauley, il y a l’idée d’une maîtrise absolue du monde, en couple, presque en super-héros, qui forcément ne durera pas. La tragédie est dans l’ADN des personnages, comme dans toutes les autres icônes « manniennes » déchirées par des conflits internes. On pense alors à ce plan récurrent d’un homme seul, cadré de dos et en amorce, face à l’horizon, vu dans Heat, Révélations, Miami Vice ou encore Hacker. Qu’est-ce qui passe par la tête de ces personnages à ce moment précis ? Qu’est-ce qui passe par la tête du vrai Neil McCauley, lorsqu’il est libéré d’Alcatraz en 1962, jette son matricule 1096-AZ et décide de replonger dans la criminalité alors qu’une vie rangée lui tend les bras ? Le McCauley du film, lui, pense encore probablement à la règle qui régit sa vie et qu’il formule lors de la fameuse scène du café : « N’hésite pas à quitter tout ce que tu aimes en moins de trente secondes si les flics (“the heat”, en version originale) se trouvent au coin de la rue. »

La prophétie s’accomplit dans le dernier acte, lorsqu’il abandonne Eady en apercevant Vincent Hanna, qui va le pourchasser et l’abattre aux abords de l’aéroport. « En ce qui concerne l’environnement de cette dernière scène, l’aéroport, je voulais que cela reste à la fois crédible, mais pas aussi spécifique qu’un quartier résidentiel, un parc ou un immeuble, indique Mann avec son gros accent de l’Illinois. Je voulais donner de la hauteur à la scène, et aussi que Hanna et McCauley restent à l’écart de la ville, ce qui impliquait deux choses : absolument personne d’autre sur les lieux, et un endroit de transition. Dans cette optique, l’aéroport est parfait. Mouvement, voyage, désert urbain. J’ai toujours été attiré par ces paysages : s’envoler à 5 h du matin, voir les lumières, les autoroutes, les lumières bleues… Ce n’est pas une architecture très ergonomique, mais je suis fasciné par les endroits surréels qui inspirent l’aliénation, et où la transcendance peut avoir lieu, comme ça [il claque des doigts]. Ça me parle énormément. » Chez Michael Mann, c’est une constante, les individus se transcendent, s’accomplissent et se trouvent, d’une manière ou d’une autre. James Caan perce des coffres à la perfection dans Le Solitaire avant de disparaître dans la nuit, Neil McCauley trouve la paix sur le tarmac de cet aéroport, Mohamed Ali boxe pour venir à bout de l’impérialisme américain, Sonny Crockett s’échappe à Cuba avec son coup de foudre dans Miami Vice, l’ennemi public John Dillinger braque des banques pour renverser l’ordre du monde… Et peut-être qu’Enzo Ferrari avalera le bitume à 200 km/h, au volant de son bolide rouge vif. La vitesse, la fuite en avant comme sublimation de soi. Probablement déjà à la recherche d’une nouvelle aventure. Ainsi va la vie de Michael Mann, avec ou sans Charlie Adamson.